Je veux d’abord dire que je n’ai pas beaucoup lu ces deux dernières semaines; beaucoup de visiteurs à la maison, beaucoup de promenades dans la douceur de l’automne, de repas avec des gens que j’aime, et donc peu de temps consacré à la lecture. Mais ce livre-ci m’attendait depuis un bon moment, et trouvant un peu d’espace pour lui, je l’ai fini hier.
Ce roman est noir. Oui, mais plein d’une humanité déchirée entre vice et vertu, écrit avec un lyrisme sobre et somptueux. Larry Brown nous chante un blues âpre, d’une voix éraillée par l’alcool et le tabac, mais débordante de compassion et d’amour pour ses personnages; Joe, Gary et ses sœurs, John Coleman l’épicier…Reste Wade, monstrueux, immonde tant physiquement que mentalement, je l’ai détesté, j’ai eu envie de lâcher sur lui le demi-pit de Joe, bête féroce envers quiconque entre sur le territoire privé de son maître.
Voici Wade, menteur, voleur, alcoolique, pervers, sale, lâche, et la liste est infinie…
« Des éléphants décomposés dans la plaine africaine ne tenaient pas la comparaison. […]Il restait là, immobile, aussi mou qu’une nouille chaude, à exhaler tranquillement sa riche puanteur, pestilence au-delà de la décomposition et qui donnait le vertige, un parfait exemple de protestation non-violente. »
L’histoire se déroule dans les années 80, dans un Mississipi de misère.
« Des baraques en papier goudron et des mobile-homes minables, guère mieux en fait que des caravanes, bordaient la route, leurs abords encombrés de voitures à l’état d’épaves, […]de camions aux vitres éclatées, l’essieu arrière calé sur des bidons de pétrole. […]Ça et là on voyait des bus scolaires aux intérieurs garnis de meubles et de lits, prolongés d’auvents de fibre de verre fêlés, et des maisons neuves en briques côtoyant des taudis aux garages encombrés de chiens, de tricycles et de machines à laver, autant de pièges mortels en cas d’incendie. »
La famille de Gary est si misérable qu’elle trouve refuge dans une vieille cabane de rondins au milieu des bois, après avoir erré sur le bord des routes, le ventre creux, et dans un total dénuement.
L’histoire que nous livre Larry Brown ne présente pas d’intrigue particulière, pas de suspense ni de rebondissement, mais dans un rythme qui épouse la nature des lieux, une rencontre . Joe et Gary, une cinquantaine déjà marquée par tous les excès pour le premier et une petite quinzaine encore innocente bien que devenue adulte trop tôt pour le second. Gary auquel on s’attache parce qu’une vie telle qu’on la soupçonne, pour un enfant ( et c’est sans parler de ses sœurs, Fay son aînée, et Dorothy sa cadette, sans parler non plus des frères disparus, Tom et Calvin…), ça attire la compassion. Bref le rude Joe est un homme intelligent et sensible, bien que capable d’une extrême violence, et ce qui va se nouer entre ces deux-là est très beau, écrit avec sobriété, justesse et poésie.
J’ai aimé énormément cette écriture si belle quand elle décrit, définissant en quelques mots bien choisis une personne, un lieu.
« En passant la porte, le garçon se retourna pour le regarder. John Coleman ressemblait à un objet de porcelaine, une créature, un mannequin recouvert de chair avec des fils de fer à la place des os. Ses lunettes accrochèrent le minuscule rai de lumière et le renvoyèrent à travers la pièce.
– À la prochaine, dit-il . »
En commençant le roman – « La route s’étirait longue et noire devant eux et la chaleur perçait la mince semelle de leurs chaussures. » – on sent bien que si rédemption est cherchée, il n’est pas sûr qu’elle soit trouvée…La vie dans ce Mississipi n’y est pas propice, la violence est partout, les armes jaillissent, les molosses bondissent, les poings fracassent, les jeunes garçons grandissent en découvrant l’alcool, le tabac et les putains dont ils ne savent que faire…L’alcool est omniprésent, il règne sur les esprits en maître absolu, il fait émerger le pire de chacun. À certains on pardonne, à d’autres non. Les pages sont jalonnées de canettes de bière et de bouteilles de bourbon pour lesquelles l’horrible Wade commet les pires atrocités tandis que sa famille crève de faim. L’épilogue qui décrit le vol des oies sauvages laisse entrevoir ce que sera la vie de Gary, c’est beau, c’est triste, c’est une écriture vraiment forte, et c’est juste et arrive aux tréfonds de ce qu’on nomme « âme humaine », j’ai beaucoup aimé ce livre.
« Ils restaient là à les regarder jusqu’à ce qu’elles deviennent minuscules, jusqu’à ce qu’elles s’enfuient en criant par-dessus les cieux, plongent dans les nuages mouvants, leurs voix mourant lentement sur une dernière note, unique preuve de leur passage avec le battement d’aile final qui les engloutissait dans le ciel, dans la terre qui le touchait, dans les pins, toujours verts et constants contre l’immensité sauvage et bleue qui s’étendait au-delà, à jamais. »