« Drive » – James Salllis – Rivages/Noir, traduit par Isabelle Maillet

  • « Bien plus tard, assis par terre, adossé à une cloison dans un Motel 6 à la sortie de Phoenix, les yeux fixés sur la mare de sang qui se répandait vers lui, le Chauffeur se demanderait s’il n’avait pas commis une terrible erreur. Encore bien plus tard, bien sûr, il n’aurait plus le moindre doute. En attendant, le Chauffeur était dans l’instant, comme on dit. Et cet instant incluait le sang qui se répandait vers lui, la pression de la lumière tardive de l’aube sur les fenêtres et la porte, la rumeur de la circulation en provenance de l’autoroute proche, l’écho de sanglots dans la chambre voisine. »

En admiration devant le talent de James Sallis, et après avoir lu le magnifique « Willnot », j’ai acheté « Drive » ( je n’ai pas vu le film, mais ça va arriver ) .Quel bonheur de retrouver cette écriture, ce ton et cette intelligence.

James Sallis sait si bien créer une atmosphère qui même dans la violence d’un geste ou d’une situation semble être une bulle suspendue…Je ne sais pas bien dire ça, c’est sans fracas et pourtant intense, il y a comme du silence, ou plutôt une solitude qui imprègne les événements. Il y a des embardées, des coups de feu, des poursuites, et pourtant, en tous cas en lisant, on reste tenu à distance, spectateur ou voyeur. Rien d’autre. Ce chauffeur-là ne reste pas, ne s’installe pas, sans attaches.

« La notion de domicile était toute relative pour lui, bien sûr, mais il regagna néanmoins le sien. Le Chauffeur déménageait tous les deux ou trois mois. À cet égard, sa situation n’avait pas beaucoup changé depuis l’époque où il vivait dans le grenier de M. et Mme Smith. il évoluait légèrement en marge du monde ordinaire, restant en grande partie dissimulé, presque invisible  –  à peine plus qu’une ombre. Tout ce qu’il possédait, il pouvait le charger sur son dos, le traîner derrière lui ou l’abandonner sur place. Ce qu’il appréciait par-dessus en ville, c’était l’anonymat, la possibilité d’être à la fois participant et spectateur. »

Ici, le personnage est juste nommé par son métier, le Chauffeur;  cascadeur et chauffeur au service de braqueurs scrupuleusement choisis, homme taiseux, exigeant, inflexible et solitaire, beau personnage avec une éthique, des règles, et un passé qui l’habite encore. L’enfance comme souvent, et ses traces. Le Chauffeur est froid, il n’exprime rien, ou très peu, juste quand il est en confiance, comme avec Doc – qui rappelle beaucoup le personnage de Lamar dans « Willnot », aussi intelligent et humain – ou avec Shannon, son mentor en matière de cascade, et à la fin avec Bernie Rose, formidable et ambigu personnage:

«  »Vous croyez qu’on choisit sa vie? lança Bernie Rose quand ils voguèrent vers le café et le cognac.

-Non. Mais je ne crois pas non plus qu’on nous l’impose. Mon sentiment, c’est qu’elle sourd en permanence sous nos pieds. »

Bernir Rose hocha la tête.

« La première fois que j’ai entendu parler de vous, on m’a dit que vous conduisiez, c’est tout.

-C’était vrai à l’époque. Les temps changent.

-Mais pas vous. »

Je pourrais vous parler aussi de Manny, mais ce roman est court, pas utile d’en dire plus que ça.

James Sallis est un grand écrivain; dire ça est une banalité, mais il faut le dire encore pour qu’il soit encore lu, car maître du roman noir, il développe aussi une réflexion sur l’existence, son écriture est extrêmement poétique, cernée de notes de jazz, de la présence nonchalante d’un chat et sincèrement, son écriture ne ressemble à aucune autre. Cette lecture est un grand plaisir pour ça, pour une sorte d’étrange calme qu’elle procure – oui, malgré tout c’est bien ça – pour cette histoire et ce Chauffeur très émouvant que je vous laisse découvrir aussi. Ceci dit ce livre est déjà ancien ( 2006 ), nombre d’entre vous l’ont déjà lu ou ont vu le film, ou les deux…En tous cas, je n’ai pas fini de mettre Sallis sur ma bibliothèque. J’ai eu le grand plaisir de l’écouter en conférence l’an passé, avec Chris Offutt et  Ron Rash, et c’est inoubliable. James Sallis va au cœur des hommes, y pose son stéthoscope et nous donne à écouter battre la fragile machine avec ses ratés et ses emballements, et c’est magnifique. Plein de passages qui m’ont collé la chair de poule, touchants, profonds.

Près de la fin, le Chauffeur écrit à la famille Smith qui s’est occupée de lui, il part et leur laisse la chatte de son ami Doc avec cette lettre et de l’argent:

« Elle s’appelle Miss Dickinson. Je ne peux pas dire qu’elle appartenait à un ami qui vient de mourir, puisque les chats n’appartiennent jamais à personne, mais ils ont tous les deux suivi le même chemin rocailleux, côte à côte, pendant longtemps. Elle mérite de passer les dernières années de sa vie dans une certaine sécurité. Vous aussi. S’il vous plaît, occupez-vous de Miss Dickinson comme vous vous êtes occupés de moi, et veuillez accepter cet argent dans l’esprit où il est offert. Je m’en suis toujours voulu d’avoir pris votre voiture en partant. Soyez sûrs que j’apprécie tout ce que vous avez fait pour moi. »

A lire, relire, re – relire…Coup de cœur plein d’émotion.

« Willnot »- James Sallis – Rivages/ Noir, traduit par Hubert Tézenas

« Nous découvrîmes les cadavres à trois kilomètres de la ville, près de l’ancienne carrière de gravier. Tom Bales était en pleine partie de chasse matinale quand sa chienne Mattie avait lâché la caille qu’elle rapportait avant de galoper jusqu’à une étendue de terre remuée, d’où elle n’avait plus voulu bouger. Il l’appelait, elle faisait quelques pas vers lui puis rebroussait chemin et se remettait à aboyer et à tourner en rond. C’était l’odeur qui l’avait saisi lorsqu’il s’était enfin approché. De champignon, d’obscurité. De cave. »

C’est seulement le deuxième livre que je lis de cet auteur, le premier dont j’avais brièvement parlé – aux débuts du blog j’étais moins bavarde ! – était « Salt River ». Et je sais aussi que si j’en avais dit si peu, c’est parce que la voix unique de James Sallis n’est pas aisée à commenter. En tout cas, j’ai retrouvé ici cette atmosphère d’un temps suspendu, d’une sorte de calme; ce calme lourd d’avant l’orage, en réalité.

Et pour être claire j’ai adoré ce livre pour ça essentiellement, pour cette ambiance de temps arrêté, mais aussi pour les multiples réflexions sur la vie, la mort, la maladie, la guerre, la morale et la littérature. Le charnier découvert au début du roman est une métaphore de l’enfoui, du silence, de l’oubli et de toutes les horreurs qu’on cache et tait. Enfin je l’ai perçu comme ça en découvrant l’histoire, avec le personnage de Bobby en particulier, vétéran de la guerre en Irak qui réapparaît un jour, seconde mise au jour de l’horreur après celle du charnier. 

Il m’a semblé que tout ce texte tellement subtil est à double lecture, il faut bien sûr lire James Sallis en profondeur et c’est absolument merveilleux d’intelligence et de sensibilité. Il y a le pan roman policier – mais si atypique – et le reste. Pour moi, encore une fois, je ne peux classer ou cataloguer, ce livre est un beau roman.

En bref, nous voici à Willnot (ville fictive), un genre de prototype très intéressant :

« Il n’y a pas d’église à Willnot. Toute une flopée en dehors des limites de la ville mais aucune sur son territoire, par arrêté municipal. Pas de Walmart, pas de supermarché ni de pharmacie en franchise, pas de magasin discount ni de grande surface spécialisée. Pas de panneaux d’affichage, pas de publicité dans les rues, des vitrines sobres. « Je suis monté dans le car en 2002 et j’en suis descendu en 1970″, dit Richard en parlant de son arrivée ici. »

 

Richard est le compagnon de Lamar, le médecin narrateur de cette histoire. Et en matière de tolérance, Willnot se pose là aussi:

« Au fil des ans, à force de me trimballer de ville en ville et d’entendre mes amis me reprocher d’avoir à moi tout seul saccagé leur carnet d’adresses, j’ai progressivement pris conscience qu’aucun endroit où j’étais passé n’arrivait à la cheville de Willnot sur le plan de la tolérance envers sa population. Sans encourager en quoi que ce soit les comportements transgressifs ou aberrants, la ville refusait d’isoler leurs auteurs ou de les mépriser. Mue par une sorte de fatalisme collectif, elle préférait regarder ailleurs et vaquer à ses occupations. »

Cet amour entre Richard ( prof au lycée de la ville ) et Lamar est un havre de paix et de répit pour Lamar en particulier; médecin des corps et des esprits qui voit, entend et du coup sait à peu près tout sur chacun; son intelligence tire les fils et va aux liens qui relient chacun à l’autre, dans l’embrouillamini de ces vies qui composent au final la pelote de la communauté. Lamar est donc un personnage important dans la ville, et il est évident que tous le respectent et l’apprécient. Il est fils d’un écrivain et d’une couturière.

Devenu adulte, voici ce qu’il dit – parlant de son père qui s’envisage lui-même ainsi  :

« Un homme du peuple. Un simple fabricant. Un marginal et un illusionniste de la littérature. Une pie chipant les œufs des autres. Il avait pourtant désiré en secret que je suive ses traces.

Les historiens bricolent des versions contrefaites du passé, réduisent des milliers de ruisseaux à quelques courants principaux et noient des vies réelles, les histoires de tous ces gens qui veulent avancer au sein d’un monde qu’ils connaissent par des récits truffés de grandes idées et de nobles motivations. Nos efforts pour comprendre les autres sont constitués des mêmes matériaux douteux. Nous nous préoccupons de quelques aspects choisis de la vie d’un individu, disons les dix traits dominants d’un boulanger, et nous nous brossons son portrait à partir d’eux. Alors que nous sommes tous des masses grouillantes de contradictions. Et de surprises. »

Remarquable analyse, non ? Et tout est de cet ordre dans ce court roman; ainsi Richard a un jeune élève de douze ans manifestement très précoce et très doué qui sert de vecteur à l’auteur pour développer quelques réflexions. Ce garçon, Nathan, a cité dans son devoir un historien marxiste des années soixante qui dit de cette époque:

« L’Amérique a refait ce qu’elle fait depuis toujours. Elle a absorbé la discorde, l’a liquéfiée; elle a mis la rébellion en bouteille et a ajouté de l’eau jusqu’à ce qu’elle devienne potable, inoffensive. »

Lamar, médecin donc et vétérinaire à l’occasion, a vécu un long coma dans son enfance, durant lequel il était « visité » par de nombreux personnages. Il est revenu mais les hantises sont toujours dans ses nuits et Richard est là pour lui tenir la main. Lamar comme les autres n’est pas lisse, et vraiment tout ce livre est exceptionnel par la densité des personnages, par la force qu’en quelques lignes James Sallis parvient à leur donner. Noir oui, mais pas violent, noir comme le cafard plutôt, noir comme la mort au coin du bois, noir comme l’inéluctabilité de la perte, noir comme la condition humaine souvent. Bobby sans doute est cet ange noir qui arrive avec la mort, la peur, l’horreur de la guerre.

Je trouve qu’un livre comme celui-ci est suffisamment rare pour le recommander absolument. Vous remarquerez aussi dans les courts extraits partagés avec vous que l’humour n’est pas absent et est de la même belle intelligence que le reste. Aucun mot de trop, aucun qui ne manque non plus pour dire à travers Willnot et sa population ce qu’est la vie. La phrase clé choisie en 4ème de couverture : « La vérité est que la vie ne peut en aucun cas être comprise. »

Roman existentiel qu’une enquête policière amorce et c’est un très joli choix pour descendre dans les esprits des habitants de Willnot ( le nom de la ville est pas mal non plus ). Je vous laisse découvrir les femmes et les hommes de Willnot, le shériff Hobbes et les autres, Dickens le chat du couple et une fin superbe.

Vrai coup de foudre pour tout ce qu’est ce roman et pour tout ce qu’il dit .

Comme son article est bien plus riche que le mien en connaissance de l’œuvre de James Sallis et qu’il complète assez bien le mien, lisez  chez Nyctalopes ce que dit Wollanup.

« -Il t’arrive de repenser à ton enfance, Lamar? À cette part essentielle de notre vie qui nous manque?

-Comme je te l’ai dit, je n’en ai jamais vu l’intérêt. Je n’en ai jamais eu envie. Je me suis construit sans éprouver ce besoin-là. S’il nous manque quelque chose? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse des liens avec les autres? Ça nous permet de nous faire une idée de ces vies qu’on ne peut pas vivre. »

Et pour finir:

« Une vieille chanson passait sur la bande FM, « Storms Never Last Do They Baby » et quand Richard grommela : « Tu parles, bien sûr que si », je mis un moment à comprendre qu’il s’adressait à la radio. »

« Elle se baissa pour ramasser son sac à bandoulière.

« Il paraît que votre ami et vous recueillez les animaux errants.

-Nous aussi, nous sommes des animaux errants. » »

Un livre qui reste en mémoire avec une grande force.