« La lame s’enfonce dans la chair de l’abdomen comme un sexe d’homme dans un sexe de femme, c’est doux, ça glisse beurré dans les plis de l’autre, une caresse lente qui perce l’envers jusqu’à l’abîme offert où la colère tombe et implose.
La lame creuse en vrille lisse. Sa mèche fore un trou d’où la révolte de tout temps, du premier jour, celle éteinte avec son noyau noir qui lui roulait au ventre depuis l’obscurité originelle, souffletait dans tout son corps, fulminait et tapait de son pied de taureau aux narines dilatées;[…] »
J’ai lu d’une traite ce court roman – 124 pages – qui se déroule au nord du cercle polaire arctique – c’est dire si c’est rude – un huis clos entre quatre hommes et un environnement dans lequel le genre humain n’est pas le roi.
La mission des ces hommes est de garder un drapeau sur un bloc de glace, deux sont des militaires au passé pas très net, un est un scientifique, et le 4ème, un très jeune homme parachuté là à la suite du décès d’Igor, mort quasi fou du froid et de l’isolement.
« Immense, Igor se tenait sur le seuil de sa baraque. Avec le vent, la pénombre, le blizzard, on distinguait mal son fusil calé debout entre ses genoux, canon orienté vers le menton. «
Car même à 4, la vie ici est en conditions extrêmes. Le narrateur, Piotr, est celui qui au point fragile d’équilibre maintient un modus vivendi juste tolérable. Il est « le chef » sans doute parce qu’il est plus sain d’esprit que son collègue Roq, et plus solide que Grizzly, un chercheur peut-être trop bon, trop pacifique pour ce groupe, Grizzly qui lit et tient à garder en bon état son fonctionnement cérébral.
Arrive donc un tout jeune homme en hélico, muet au regard d’acier; il écrit tout le temps dans ses carnets et deviendra plus proche de Grizzly que des autres. Piotr initie le jeune soldat:
« Ici, il y a qu’un seul mot-roi je lui disais. S’adapter. S’adapter ou mourir, y a pas d’entre-deux. Il y a le jour et la nuit, faut pas chercher à exister dans les interstices. Je disais ça comme s’il allait me répondre. Son silence était une approbation. Je continuais. C’est pas très compliqué de s’adapter, c’est l’avantage du tout ou rien, de la vie dos à la mort, ça permet un duel sans fioritures ni distractions. les bêtes l’ont compris depuis longtemps, y a qu’à voir la malignité de leur corps. À côté, on est de vrais babouins parachutés. Quand je pense que même une poule des neiges, une petit perdrix qui roule bêtement de l’œil comme celles qu’on croise depuis tout à l’heure, est capable de perdre sa collerette noire en hiver pour se rendre invisible aux prédateurs, je me dis qu’on peut y arriver aussi. À s’adapter. T’es pas plus con qu’une poule, si? »
Quant à Roq, il n’attire pas vraiment la sympathie. Il est un bourreau, il tue, chasse, éventre des animaux avec une évidente complaisance. Certes le ravitaillement est pauvre, alors la viande, salée et congelée est aussi pour survivre. Sauf que clairement Roq aime tuer, aime jusqu’à l’odeur du sang, enfoncer ses mains dans les entrailles des renards, phoques, oursons même. Il boit de la vodka comme un trou quand il y en a et est toujours mauvais, narquois, étroit d’esprit, c’est lui qui toujours génère les conflits.
Mais Piotr, parfois, s’emporte aussi, ici contre Grizzly:
« Sa pureté, c’était une belle arnaque. Tous les clampins qui débarquaient ici, pas souvent c’est vrai, mais depuis vingt ans j’en ai connu quelques- uns quand même, finissaient toujours, cette bande de guignols, à un moment ou à un autre c’est inévitable, par s’émouvoir devant la banquise et éructer une bonne grosse connerie sur la pureté. À quel point c’est beau, impressionnant, désirable même, tout ce blanc merveilleux qui nous remet bien à notre petite place de virgule sale, ce genre de bavasseries que les poètes à la Grizzly enfilent comme des perles sur leur collier de naïveté à la con. Mais la pureté c’est rien qu’une saloperie d’idée qu’il faudrait exterminer, […] »
Avec la recrue, ce jeune soldat muet au regard perturbant, la tension sera immédiate, et on sait que quelque chose arrivera, on le sait et lentement la tension monte. En même temps, les mois défilent, d’Août à Mars et ce qui est la Grande Nuit sera le point de « test » pour ces hommes. Piotr et ses deux anciens compagnons sont là depuis longtemps, ils savent, ils connaissent ces heures interminables de nuit continue, la glace même dans leur souffle. Mais le jeune homme, non et c’est lui qui sera finalement l’élément central du livre.
Rien à dire de plus, sinon que l’écriture est viscérale, brute et néanmoins poétique, qu’elle rend à merveille l’hypertension entre ces hommes, qu’elle insuffle avec force, voire avec violence, le froid, la glace, la nuit mais aussi la beauté de quelques instants.
Les derniers mots qui évitent soigneusement le dénouement:
« Un dernier coup d’œil derrière moi, même si mon cou veut plus se tordre.
Aucune trace dans l’aube naissante. Seuls mes crampons au bord de la cicatrice noire. Je serre mes collages, le drapeau. »
Grand plaisir de lecture, un vrai voyage, j’ai beaucoup aimé.