« Nous menons tous nos propres guerres, des guerres pour lesquelles nous serons jugés. Certaines, nous les menons dans les forêts proches de chez nous, d’autres dans des jungles lointaines ou dans de distants déserts brûlants. Nous menons tous nos propres guerres, aussi vaut-il peut-être mieux ne pas juger, car il est rare que nous sachions pourquoi nous nous battons avec autant de sauvagerie. »
Cette lecture m’a pris du temps, m’a absorbée et a confirmé pour moi l’immense talent de Joseph Boyden, auteur rare, mais pour des livres à chaque fois éblouissants. Ici, un roman à trois voix – construction que j’aime, surtout menée avec un tel brio – qui, outre l’histoire des peuples autochtones du Québec et la fondation de cette Nouvelle-France, a un côté totalement universel.
Ce livre demande une lecture concentrée, et si j’ai mis du temps, c’est que sans cesse je suis allée chercher ici et là des informations historiques et culturelles sur cette histoire. Violente.
Le roman se déroule au XVIIème siècle, au Canada, alors que Samuel de Champlain crée la première colonie française à Port-Royal, puis celle de Québec, et que les Jésuites français viennent évangéliser « les Sauvages ». Le commerce – nerf de la guerre – provoque des rivalités sanglantes entre les tribus autochtones, Hurons – Wendats et Haudenosaunees ( Iroquois ), et déclenche l’histoire que Boyden déroule sous nos yeux tantôt émerveillés, tantôt horrifiés. Par la bouche d’Oiseau, chef Wendat, par celle de Chutes-de-Neige, fille enlevée à sa tribu iroquoise par Oiseau et ses guerriers et dont la famille a été décimée, et par celle du père jésuite Christophe, surnommé Corbeau par les Indiens. Les prêtres sont et resteront les Corbeaux; raillés beaucoup, craints, pas vraiment et vainqueurs, bien péniblement. Ce sera une longue suite de luttes d’une violence inouïe (certaines scènes sont presque insoutenables, des scènes de cannibalisme entre autres), mais dans les moments de paix la poésie de ce peuple wendat s’épanouit sous la plume de Boyden, qui nous immerge au milieu des forêts canadiennes, dans les maisons longues où vivent les familles et où ont lieu les conversations. Savoureuses discussions entre le Corbeau et ces délurés Hurons, intelligents, aux arguments qui désarçonnent le prêtre, parce qu’ils sont parfois imparables :
» Ton wampum affirme que tout le monde a été créé pour le bénéfice de l’homme. Ton wampum affirme que l’homme est le maître et que tous les animaux sont nés pour le servir.
-Et ce n’est pas vrai?
Elle secoue la tête, sourit. « Notre monde n’est pas le même que le tien. Les animaux de la forêt ne se donnent à nous que s’ils jugent bon de le faire.
-Tu prétends donc que les animaux sont capables de raison? Qu’ils ont une conscience?
-Je dis que les humains sont les seuls dans ce monde à avoir besoin de tout ce qu’il contient.[…] Or, ce monde ne contient rien qui ait besoin de nous pour survivre. Nous ne sommes pas les maîtres de la terre. Nous en sommes les serviteurs. »
Mais jamais le prêtre et ses compagnons ne renonceront à leur mission, soit en montrant compassion et venant au secours des Indiens, soit dans une rigidité et une sévérité toutes religieuses, mais toujours avec une admiration qu’ils ont un peu de mal à admettre:
« Il est indéniable, Seigneur, que les gens de ce peuple sont beaux, plus beaux que tous ceux que j’ai jamais vus. Les hommes feraient honte à nos plus brillants athlètes, et les femmes au corps souple et plantureux sont capables de rivaliser avec n’importe quelle altesse européenne. Si seulement ils voulaient bien écouter et renoncer au monde des ténèbres dans lequel ils vivent ! «
Des liens vont se créer, et l’histoire des hommes inexorablement va se poursuivre. Joseph Boyden raconte une histoire tragique, celle qui va amener dans ses bateaux nos maladies, nos croyances, nos armes et notre alcool, mais aussi celle des luttes fratricides qui toujours, sans cesse, occupent le monde des hommes. En cela aussi ce roman a une portée universelle, hélas…Restent des personnages auxquels on s’attache immanquablement, l’amitié d’Oiseau et Renard, Petite-Oie et sa magie, ce pauvre prêtre Isaac aussi qui inspire finalement tant de compassion…
Magnifique roman, l’écriture exceptionnelle d’un écrivain qui à mon avis est un des meilleurs de sa génération. Coup de cœur, bien sûr.
Ici, un entretien, chez Unwalkers, lors du Festival Etonnnants Voyageurs en 2014.
Michel Lederer est certainement pour beaucoup dans cette perception (de l’exceptionnelle) – on a souvent l’impression qu’il traduit comme en transe inspirée….! Merci pour ta critique qui donne envie… de se replonger dans ce début tragique de la « colonisation »
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ah oui, alors, excellence de la traduction; pour le rythme particulier de la narration, c’est fortiche. Un livre d’exception, comme ce que j’ai lu de Boyden. Une magnifique plume.
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Un billet qui donne très envie de découvrir ce livre, comme toujours !
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Boyden, c’est formidable, découvert avec « Le chemin des âmes ». Sa femme, Amanda, a aussi écrit un très beau roman, « En attendant Babylone », chez le même éditeur. Des gens doués
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Ton article est magnifique…Le thème douloureux est passionnant aussi ! T’es formidable !!!Si,si ! Bises ma Livrophage inspirée
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Eeeeeh oui ! Nous sommes deux nanas formidables ! ah ah ah ! Sérieusement les trois romans de Boyden sont époustouflants.
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J’aimerais ne lire que les moments de paix…le passage sur le wampum me parle tellement!
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C’est vrai, ce passage ( et il y en a plein d’autres ) est beau, juste, sensé, mais ce livre démystifie, brouille les images d’Epinal. Et c’est bien ainsi. Ce roman est rempli de cette vision du monde: entier et totalement vivant jusqu’au moindre caillou. Et empli de fureur
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Ce qui me fait penser à un recueil de nouvelles de O.Henry, pseudonyme de Porter. Je ne sais plus le titre, peut-être les contes du far west. Des personnages humains et drôles.
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Ah je ne connais pas du tout. tu me dis si tu retrouves la référence
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Je n’ai jamais lu Boyden, maintenant j’en ai envie…
les images d’Epinal de la colonisation et de l’embrigadement apostolique ? ça existe encore ça ?
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Ah ! je pensais plutôt à celles sur les Indiens parce qu’effectivement, le bilan de la colonisation et de l’évangélisation n’est plus à faire…quoi que… ! J’ai lu ses trois romans ( celui-ci est le 3ème) Dans « Le chemin des âmes », j’ai appris plein de choses que j’ignorais sur le destin de ces Indiens du Canada. Je n’en dis pas plus, ça a été une révélation, celle d’une plume, et les deux autres sont tout aussi brillants.
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Magnifique billet, pour un magnifique roman! Un gros gros coup de coeur pour moi. J’adore Boyden…
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Eh bien nous sommes deux !
😀
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Je me suis tellement ennuyée avec « Le chemin des âmes » que je n’ai pas retenté l’aventure avec cet auteur…
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Ah eh bien pas moi ! 🙂 J’ai vraiment été impressionnée par son écriture et l’histoire qu’il racontait.
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