« La nuit suivant la charge de Mackenzie, le thermomètre indiquait presque moins vingt degrés. La cavalerie s’était emparée à l’aube du village cheyenne qu’elle avait entièrement détruit, massacrant des dizaines d’Indiens, hommes et femmes, jeunes et vieux, abattus sans discrimination à coups d’épée, de carabine, de pistolet, par des soldats pris de folie meurtrière. Plusieurs de nos amies blanches étaient parmi eux avec leurs bébés. »
Il y avait un bon moment que je n’avais pas chevauché au côté de ces magnifiques Cheyennes des Grandes Plaines, il y avait aussi longtemps que je n’avais pas lu une telle ode aux femmes, et je sors enchantée, bien que triste aussi de ce superbe roman. Triste, parce que nous connaissons tous la fin tragique et honteuse de cet épisode de l’histoire de ce continent, édifié sur le sang, le meurtre, la destruction. Enchantée, parce que retrouver ces femmes « blanches » des années plus tard et leurs nouvelles compagnes, c’est un vrai bonheur. La belle idée que de raconter par le biais des carnets de ces femmes, à la suite de ceux de May Dodd dans « Mille femmes blanches », la belle idée que cette suite !
Ici le récit est à deux voix. Margaret Kelly est une rescapée, avec sa sœur jumelle Susie, du massacre qui vient d’avoir lieu sur le campement où elles vivaient parmi les Cheyennes, mais leurs petites jumelles respectives – car elles font tout à l’identique ! – sont mortes de froid, à quelques semaines, pendant la fuite pour échapper aux soldats sanguinaires. Elles font partie du premier programme du FBI « mille femmes blanches » échangées aux Indiens contre 1000 chevaux :
« Maudit soit l’État américain ! Maudite soit son armée ! Cette humanité de sauvages, les Blancs comme les Indiens ! Et le bon Dieu dans les cieux ! Faut pas prendre ça à la légère, la vengeance d’une mère, vous allez voir ce que vous allez voir… »
Les deux sœurs sont d’origine irlandaise et se repèrent à leur chevelure flamboyante et à leur soif de vengeance, elles sont « les diables rouges », les mères enragées « .
« Cette nuit- là, sous une froide pleine lune, Little Wolf nous a conduits à travers les montagnes jusqu’au village de Crazy Horse. on n’a pas de mots pour décrire les souffrances endurées pendant le voyage. Les blessés et les bébés qui ont succombé.[…]…nos quatre jumelles, les deux de Susie et les deux miennes. Il a fallu qu’on laisse leurs corps dans un arbre car il n’y avait pas de bois sous la main pour construire une charpente funéraire, comme dans la tradition cheyenne, et la terre gelée était trop dure pour qu’on puisse les enterrer comme on fait chez nous. Mais ce n’était pas supportable d’imaginer que les charognards allaient les bouffer, alors on les a gardées jusqu’au bout du chemin dans les porte-bébés. on sent encore leurs tout petits corps froids et lourds collés à notre poitrine, et on les sentira toujours.
Alors voyez, tout ce qui nous reste, c’est un cœur de pierre. »
La seconde voix est celle de Molly McGill qui fait partie des sept femmes nouvellement arrivées – par inadvertance – sortie de Sing Sing et qui a elle aussi perdu sa petite fille Clara dans d’atroces circonstances.
Ce sont donc les récits de ces deux femmes dissemblables en apparence que nous lisons, l’un dans le langage des rues et des orphelinats pour Margaret / Meggie, l’autre plus à l’aise avec l’écriture pour Molly l’institutrice. Ç’a été une lecture souvent poétique, très drôle, mais de cette drôlerie qui tente de conjurer la fatalité, la fin sombre que l’on pressent, quoi qu’on essaye pour l’exorciser. Deux femmes différentes seulement en apparence parce qu’on verra – vous verrez, si vous lisez – qu’elles sont faites de la même argile.
Quels superbes portraits nous offre l’auteur ! Si décidées, si aptes à survivre…Parmi elles, il me reste sur la rétine la sculpturale et puissante Euphémia – Black White Woman – grande belle femme noire et combattante, qui dressée sur son cheval blanc trône comme une reine amazone; il y a l’incroyable Gertie sur sa mule, il y a Lady Ann, aristocrate anglaise homosexuelle, ou encore Lulu Larue, petite française enjouée malgré une jeune existence difficile et je m’arrête là mais toutes sans exception ont compris ce qu’est la lutte pour la vie, et toutes maudissent la violence des mâles, blancs ou indiens, d’autant plus qu’elles sont contraintes à les imiter et certaines refuseront. Pourtant il y a des chefs de guerre aussi chez les Indiennes, comme Pretty Nose ( la femme de la couverture du livre, sang mêlé ), célèbre guerrière.
Nous lisons donc ce pan d’histoire de l’Amérique à travers les yeux de ces femmes devenues Cheyennes totalement par leur mariage et leur maternité:
« Depuis qu’on leur a donné des petits, les Cheyennes sont devenus notre peuple. »
Découvrant dans ces espaces naturels une autre vie, une autre vision du monde, elles ressentent pour la première fois un sentiment de liberté mais aussi d’appartenance à un tout, humain et naturel. Une communauté harmonieuse, si ce n’était cette propension qu’ont les hommes à faire la guerre .
« Nos chevaux grimpent sur des langues de terre qui ressemblent aux crêtes des vagues en pleine mer. Quand nous arrivons au sommet, d’extraordinaires panoramas s’étendent devant nous, à perte de vue. Les plaines et les collines ondoyantes sont ponctuées de formidables formations rocheuses, qui paraissent violemment s’élever de terre et se poursuivent jusqu’aux montagnes à l’horizon Devant ces paysages d’une splendeur inimaginable, terrifiante même, certaines d’entre nous retiennent leur souffle ou s’exclament bruyamment. »
Plusieurs de ces femmes vont trouver l’amour, la douceur d’une relation aimante et respectueuse avec un partenaire attentif, le désir non entaché de concupiscence ou d’avilissement, l’amour total comme elles ne l’ont jamais connu. Il y a du sentiment tendre dans tout ça, et c’est bon !
Ce qui m’a emballée dans ce livre ( où en fait tout m’a emballée ), c’est vraiment la façon de parler des femmes, sans occulter aucune de leurs facettes, y compris leurs contradictions. Elles sont des personnes sensées, aptes à réfléchir, à endurer, à puiser au fond d’elles des ressources incroyables ( « Nous nous sommes même choisi une devise : s’adapter ou périr. » ). Elles sont sentimentales, mais mettent une pierre là-dessus si ça leur permet d’affronter la douleur; elles savent être solidaires, légères ou sages, folâtres ou sérieuses. Elles ont la vie toujours tapie en elles malgré les pires choses qu’on ait pu leur faire subir ( Martha…), elles sont belles et intelligentes, certaines plus fragiles, plus timides, mais toutes vont se révéler courageuses et souvent rebelles, contre de petites choses et contre de grandes. Le bon Dieu est aussi très largement remis en question. Les deux aumôniers que nous rencontrons au fil de l’histoire sont des hommes bons et compréhensifs et Jim Fergus évite la caricature des méchants évangélisateurs. Ces hommes doutent, ont la foi, mais ne cherchent pas ou plus à la transmettre vraiment, il ont face à eux des femmes telles que Meggie et Susie – « Même en enfer, on sait pas ce que c’est, la vengeance d’une mère » – à qui il ne faut pas en conter
« -On a rien besoin d’autre, c’est vrai, je lui réponds. À condition qu’il veuille bien nous laisser vivre en paix, votre bon Dieu, qu’on puisse en profiter, faire des enfants, sans être sûres que l’armée va revenir nous massacrer…
-Eh bien, mesdames, pour ce qui est de jeter un froid, vous savez faire…moi qui étais de si bonne humeur.
-Pour ça, y a pas meilleur que nous, lui dit Susie. Nous, on vit dans le monde réel, celui où le bon Dieu envoie des soldats pour nous exterminer, nous et nos petites. Même par une belle journée comme ça, ça peut arriver et on l’oublie pas. »
Enfin il y a les Indiens, leur mode de vie, leur culture ( dont la guerre fait partie, oui ) et ce destin tragique qui chaque fois que j’en lis l’histoire, me met en colère. Une société qui vit en phase avec son environnement, où chacun a sa place, et cette beauté :
« Cette race d’hommes ne ressemblait à aucune autre que nous ayons vue. Ils portaient des nattes et leurs visages étaient couverts de motifs harmonieux. Vêtus de mocassins, de jambières en cuir, enveloppés dans des couvertures et des capes de bison pour les protéger du froid mordant de l’hiver, ils chevauchaient leurs montures avec tant de grâce et de naturel que, pareils à des centaures, ils semblaient ne faire qu’un avec elles. ».
Ce livre est un chant d’amour aux femmes et à ce peuple, un hymne à la nature, de nombreux passages dénoncent le fait que ces massacres avaient pour but d’exploiter la terre et ses ressources sans états d’âme pour le commerce et le pouvoir. Il se lit aussi comme un roman d’aventure, avec la force dramatique due à l’authenticité de nombreux faits contés. La grande qualité de Jim Fergus est de n’être jamais manichéen, en nuançant la plupart du temps ses personnages et leurs actes ( je dis la plupart du temps, parce qu’il n’y a pas de nuance à mettre dans le fait de trancher des mains d’enfants, ou de violer, évidemment…). L’écriture reflète parfaitement la personnalité des deux femmes qui écrivent, chacune son histoire, sa façon de vivre et de voir les événements, pour un livre magnifique à mettre entre toutes les mains, un livre comme une leçon à méditer encore aujourd’hui. Une lecture que je conseille à tous, même si on n’a pas lu « Mille femmes blanches », roman exceptionnel que cette suite ne trahit pas, et dont vous pouvez lire le résumé ICI. Un intéressant site ( en anglais ) sur les tribus natives et vous pouvez parcourir aussi les superbes photos d’ Edward Curtis . Moi, je ne m’en lasse pas.
Je précise que les photos que j’ai mises sur cet article sont surtout pour le plaisir que je prends à chaque fois à admirer ces peuples, elles n’ont pas forcément un rapport direct avec la trame du roman, mais elles visent à montrer ce que le monde « blanc » a fait mourir. Le lien avec le roman existe toutefois dans le fait que les femmes blanches de Jim Fergus, elles, ont compris ça. L’auteur a choisi son camp avec ses mille merveilleuses femmes .
… et dire que c’est un homme (un mâle) qui a écrit ce livre…. ! Merci pour ton chant d’amour cheyen(ne) !
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oui, comme ça, on les aime, les mâles ! 😉
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J’avais adoré « Mille femmes blanches », je crois que je vais vénérer celui-ci.
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Il est magnifique, tu peux y aller sans hésiter.
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J’ai dû mal à lire ces livres qui parlent de ces peuples merveilleux. J’en connais trop la fin, et je vis toujours assez mal l’avancée douloureuse vers l’inexorable chute ….
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Je comprends, ça me fait la même chose. Ici c’est – si on peut dire…- tempéré par ces récits de femmes blanches au milieu des Indiens, c’est « le partage des peuples », c’est beau, ça montre l’enrichissement des esprits par la diversité, et puis ces femmes sont merveilleuses. Ce n’est pas un livre pessimiste, mais un superbe hommage. On sourit souvent aussi
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Fan du premier livre, celui-là est tout en haut de ma liste de Noël. Hâte de le lire 🙂
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Ce sera un beau cadeau ! En fin de semaine, un petit post sur la Foire du Livre de Brive, où j’ai rencontré et écouté Jim Fergus, chouettes moments !
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Quelle chance ! J’ai hâte de te lire (comme d’hab !)
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J’ai pensé à toi, là-bas, un lieu fait pour toi, je pense ! le post est en ligne.
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Merci Simone, et bravo pour ton post, il donne vraiment envie 🙂
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