» Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air. »
Cet homme, c’est Hadj. Elle, c’est Piper, l’épouse de Vivian, délégué humanitaire pour le HCR, en mission à Gaza. Piper est anglaise, et je me suis très vite attachée à cette femme.
C’est sans conteste grâce à l’écriture d’Anne-Sophie Subilia, que j’avais découverte avec « Neiges intérieures », superbe huis clos, terrible et glaçant. Elle a une façon de raconter une histoire très intelligente, détachée et en même temps ancrée au cœur de l’intimité des personnages. Cette façon très personnelle et unique de raconter, de décrire. L’écriture est très sensuelle, très fine. Et puis crédible tant on peut se retrouver parfois dans les réactions de Piper, comme femme, comme épouse qui fréquente le Beach Club le week-end avec son époux, dans ces soirées où la futilité et les privilèges l’emportent sur la réalité quotidienne:
« Juda, c’est le barman du Beach Club. un grand type, vêtu d’une chemise noire lustrée. Il secoue son shaker en rythme; au bord de l’oreille, les yeux mi-clos, c’est hilarant et magnifique. Les glaçons tintent dans le récipient métallique. Il ouvre son shaker et verse le contenu dans deux verres, comme on l’aurait fait d’une huile sainte. Il fixe une rondelle décorative et, d’un geste ample, amplifié, dépose les boissons sur le comptoir. »
C’est le rôle de Piper: épouse. Ici, elle accompagne Vivian dans une maison de Gaza, maison avec un jardin et un jardinier. C’est là encore un décor que j’ai aimé. Hadj, déjà âgé, vient avec son âne et deux de ses garçons pour entretenir le jardin. Il est un personnage important, qui va accompagner Piper dans sa solitude. Au fil des jours, des semaines, on est dans la vie de cette femme que je trouve tellement attachante, sensuelle, rapidement éprise de cet endroit, des gens qu’elle croise. Elle a l’esprit ouvert à la découverte de ce lieu soumis aux guerres. Elle qui vit dans cette maison, un havre de paix, protégée. Hadj devient un personnage majeur, en ce qu’il représente pour Piper. Hadj a un frère en prison mais ignore laquelle et Vivian a agi pour aider cette famille. Visite du couple chez le vieil homme.
» -Mister Vivian…, répète Hadj en présentant sa lettre et cette fois en demandant le concours de sa fille Maryam.
Celle-ci se penche vers la femme.
-Votre mari a pu aider notre famille, dit-elle.
-Comment ça?
Muhammad, qui ne parle ni français, ni vraiment anglais, s’impatiente d’être mis lui aussi au courant. Il attrape et tient le bras de Hadj, mais le vieux jardinier est trop concentré pour satisfaire cette demande. Samir prend le relais, murmure simultanément en arabe dans le creux de l’oreille de Muhammad qui ponctue son écoute de petits bonds excités sur son fauteuil, car il est tout aussi surpris que la femme d’apprendre à mesure ces nouvelles. C’est tout récent. En passant par Maryam, la fille de Hadj, « Mister Vivian » (prononcé « Viviane ») a convoqué Hadj dans les bureaux du CICR. Le vieil homme y est allé avec sa belle-sœur, tous deux escortés par Maryam. Le délégué a enregistré leur témoignage. Trois jours plus tard, il a pu leur dire dans quelle prison se trouvait le frère. Pas à Jénine-Cisjordanie, Dieu soit loué, mais à Ashkelon, « bien plus près de chez nous », à une vingtaine de kilomètres. Vivian s’est organisé pour que la prison d’Ashkelon fasse partie de sa prochaine tournée de visites. Dans peu de temps, oui peu de temps, on aura des nouvelles fraîches. On pourra transmettre des messages et faire passer un colis de nourriture. »
Il y a bien sûr aussi dans ce livre un regard sur les humanitaires et leur travail, par les yeux de Hadj, par ceux de Piper, quand elle va visiter des enfants à l’hôpital ou qu’elle « visite » la région avec Vivian. C’est ce que j’ai aimé chez Piper, son regard sur ce qui l’entoure. Car séjourner à Gaza n’est pas une chose ordinaire, facile – malgré le Beach Club , mais la curiosité de l’épouse, son envie d’exister dans ce lieu parmi les habitants est extrêmement touchant.
C’est un livre à la manière de Anne-Sophie Subilia, c’est à dire qu’on est dedans et en dehors en même temps, c’est assez difficile à décrire. Cette écriture parvient à nous montrer le décor, sentir les parfums et percevoir les goûts, comme on ressent les colères, les frustrations, les chagrins et les joies de Piper. L’épouse. L’épouse qui est de temps à autre fâchée, ou infiniment triste. Piper n’a pas d’enfant, et regarde avec tendresse les fillettes qu’elles croisent, les bébés délaissés, Piper pleure quand son frère tant aimé vient passer une semaine avec elle. Piper regarde les gens de Gaza avec une attention rare, elle observe, elle échange. Et c’est Hadj qui va être comme une épaule « virtuelle » sur laquelle se reposer. Les descriptions du jardin sont merveilleuses, on entend le murmure des feuillages, et on sent le jasmin plein du bourdonnement des insectes. Première rencontre avec Hadj, l’âne de Hadj, une carriole et trois dromadaires :
« Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves: une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage? Un soufi? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. »
Des événements surviennent, liés au couple, liés à la guerre, liés au quotidien, mais le temps long pour Piper est rendu sans une seconde d’ennui car cette femme a une vie intérieure qui ne sommeille jamais. Le couple est un peu défaillant; parfois elle résiste, elle argumente, elle sollicite et exige. Mais Vivian travaille, est souvent absent, souvent soucieux, et il boit beaucoup quand il rentre à la maison.
On sent malgré ça un attachement et quelque chose de tacite entre eux. L’épouse va rencontrer Mona et se prendre d’affection pour elle, psychiatre palestinienne. Le livre est par moments sous tension, entre les conflits du pays en filigrane et ceux du couple, perçus dans les gestes, les mots rares. Et puis il y a Hadj, et la petite Naïma, mais malgré tout, la vie quotidienne n’est pas toujours satisfaisante, le mari absent et la mélancolie vite envahissante. En tous cas, c’est là un très beau livre, grâce à l’écriture subtile d’Anne-Sophie Subilia. Il y a de la délicatesse dans la manière de parler des personnages. Quant aux descriptions, des personnes, des oiseaux, des plantes, c’est enchanteur.
« La huppe s’interrompt et dévisage la femme si intensément, d’un œil, que celle-ci retient son souffle. L’iris brillant qui la fixe s’enchâsse dans un visage qui semble saupoudré de cannelle. Son bec s’entrouvre, laissant passer un liseré de lumière. L’oiseau semble sur le point de s’exprimer. Sa crête de plumes s’ouvre d’un coup, la huppe se secoue comme un chiffon et s’envole au milieu de ses ailes arrondies, emportant dans les airs ses rayures noires et blanches, sa majesté et sa trouvaille, un ver mou. »
Je sais, je ne vous ai rien dit, sinon que vous promener à Gaza avec Piper, dans l’esprit de Piper, suivre ses gestes et ses pensées, a quelque chose d’envoûtant. De triste et de beau aussi. Elle me plait vraiment beaucoup, cette Anglaise. « Neiges intérieures » était un roman assez dur, noir même, qui m’avait impressionnée, du genre qu’on n’oublie pas. Celui-ci, dans lequel on retrouve vraiment un caractère dans l’écriture, un vrai style, me trotte toujours dans la tête, parfois je pense à Piper.
« Ils sont retournés au Beach Club se réchauffer avec un dernier whisky sour. Certains collègues étaient partis entre -temps, d’autres tenaient la jambe au pauvre Juda qui semblait dormir debout, abruti, saisi d’une crise de bâillements, pendant qu’il faisait sa vaisselle. Assis sur les grands tabourets de paille, ils sont encore restés bien une heure, à jouer aux dés.
Gaza alentour était plongée dans la nuit, telle une ville tranquille. »
On peut ne pas parvenir à entrer dans ce livre, dans la vie de Piper, ni dans ce microcosme de l’humanitaire qui fait la fête le week-end entre deux missions. Piper, elle, va entrer, à sa façon, dans la vie des Gazaouis avec beaucoup d’humilité, enfin je trouve. Pour moi, c’est cet aspect du livre que je préfère, les problèmes de couple restant pour moi l’aspect qui m’a le moins touchée. C’est l’intimité humaine de Piper et sa pensée qui m’a émue.
Ici tout est en nuances, en touches d’ombre et de lumière. J’ai beaucoup aimé cette lecture et beaucoup aimé Piper, une femme qui attend, une femme qui peut-être espère, une femme seule, au fond. L’épouse.
La quatrième de couverture dit avec justesse que dans ce livre, « Anne -Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire », ce avec quoi je suis d’accord, mais la seconde phrase: « La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages ». Pas aussi d’accord que ça car personnellement, je suis très indulgente avec Piper. Elle est je crois une personne intègre, attentive et curieuse. Je ne vous ai rien dit de son rapport aux enfants, ce livre est plus riche que ce petit post peut le laisser penser. J’ai beaucoup beaucoup aimé.
Beau paragraphe final:
« Perçant l’obscurité, ils traversent la bande de sable à tue-tête, happés par le faisceau d’un éclairage cru, comme au cinéma. Parmi eux, il y a Jad, Samir et leur petit cousin, il y a Sélim et Nour, les fils du tapissier, il y en a des centaines, zigzaguant en camisole claire dans les ornières des Jeeps que leurs pieds pulvérisent. Naïma, lancée dans la nuit avec ses deux nattes poudrées par la lune, shoote de toutes ses forces dans un ballon mousse qu’un chien paria rattrape au vol et mord. »
25 septembre: Quand j’ai écrit cet article il y a quelques semaines, je me disais qu’Anne-Sophie Subilia est vraiment une voix originale de la littérature contemporaine francophone. Je ne cache pas mon plaisir à lire que ce roman est dans la sélection du prix Médicis et du prix Fémina. Et je veux dire encore le plaisir que j’ai à écouter cette voix, la bulle dans laquelle je me suis trouvée, dans ce livre et dans le précédent, transportée ailleurs. Je remercie celle qui m’a permis ces voyages immobiles.