Ce livre, qui n’est pas un roman et dont on a beaucoup parlé en cette rentrée littéraire, appartient à la catégorie nommée OLNI *par ma copine Mary la libraire littéraventurière, elle le dit de ce livre et elle a raison. J’ai été captivée et aussi envoûtée par cette écriture, par la forme choisie pour cette histoire. Car c’est grâce à cette façon de rythmer les mots et les phrases, grâce à la poésie et à la beauté de l’ensemble qu’Éric Vuillard nous raconte l’œuvre de Buffalo Bill Cody – oui, celui-là même qui fit carburer notre imagination quand on était mômes – son Wild West Show; Buffalo Bill, le père du reality show, du spectacle de masse et du show business en quelque sorte. Il faut au minimum la force et la délicatesse de cette écriture pour nous ramener à la réalité de ce qui fut le sinistre acte fondateur de la grande Amérique : massacre, avilissement, confiscation des terres et extermination des peuples indiens et de leur culture.
Cody est ce qu’on appelle un « viveur », boisson, jeu, femmes…Mais il a ce goût du spectacle et imaginez, 1906, arrivée en France, en Alsace-Lorraine, de ce convoi :
« […]1200 pieux, 4000 mâts, 30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8000 sièges, 10 000 pièces de bois et de fer, et tout ça devait former une centaine de chapiteaux éclairés par trois dynamos et surplombés par tous les drapeaux du monde. La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et une dizaine de bisons. On aurait dit une autre arche de Noé. »
Et bien sûr des Indiens. Car ce qui se joue et se rejoue dans l’arène, c’est la mort du peuple Dakota : »Le présentateur annonce alors un épisode extraordinaire: »La mort de Sitting Bull, avec son vrai cheval et sa vraie cabane, recueillis par les soins de Buffalo Bill ». » Pour le plaisir des spectateurs, pour leur jubilation haineuse : « Mais le public est là pour les haïr, il est venu pour les regarder et les haïr. »
Je ne vais pas raconter, mais il est question de la « bataille » de Wounded Knee, qui ne fut en fait qu’un atroce massacre, le but assumé de Sherman : « N’avait-il pas fait le vœu de rester dans l’Ouest jusqu’à ce que tous les Indiens, absolument tous les Indiens – et ce sont là ses propres mots – aient été tués ou déportés? » C’est donc bien là le sinistre fil qui conduit l’humanité au cours des siècles ? L’idée affreuse de construire de nouvelles sociétés, de nouveaux états sur la mort et des cadavres ?
Émaillé de ces anciennes photos en noir et blanc, le texte de Vuillard en dit la réalité cauchemardesque, en un brutal mais salutaire retour aux faits, têtus, comme on le dit…L’image de ce groupe et de ce vieil homme assis, un vague et pauvre sourire sur les lèvres…Ce qu’il écrit là, sur ces photos, est bouleversant, plein d’une infinie tristesse :« Que le bonhomme du Dakota nous pardonne. Qu’il nous ramène de son prétérit, s’il le peut, sa besace de soucis, là où les fragments d’Histoire s’emboîtent comme des mâchoires. Regardons-le une dernière fois. Aimons sa tristesse; son incompréhension, nous la partageons, ses enfants sont les nôtres, son petit chapeau nous irait peut-être! Regardons-le. La nuit est blanche. Souffle-moi ce qu’il faut écrire. S’il te plaît, ne me montre plus ton visage, ne me regarde pas. La terre est triste, le corps est seul. Et toi, tu es là, roi pauvre, ayant pioché la mauvaise carte. »
Ce chapitre intitulé « Histoires », où l’œil de l’auteur s’arrête sur ces photos, m’a fait pleurer, ce n’est pas possible autrement, quand il nous parle et nous dit si bien, avec tant d’empathie et de chagrin, ce que révèlent ces visages: « Regardons-les encore. On n’éprouve pas seulement un étrange malaise à voir leur misère, on ressent une sorte de sympathie, oui, n’ayons pas peur des mots, on éprouve de la sympathie. Mais d’où vient-elle, bon Dieu, cette sympathie, depuis le début des temps, d’où vient-elle ? On ne sait pas. C’est une chose qui vous traverse le corps, les yeux, et qui prend la gorge et remplit la poitrine de larmes. »
Je vous laisse le reste à lire, c’est beau, c’est fort, c’est révoltant, c’est de la littérature, j’ai aimé énormément ce texte, sa construction, son contenu, tout…Et si vous voulez connaître le destin de la belle princesse de la couverture Zitkala Sa ( en 1898 ), ouvrez ce petit livre…
* OLNI : Objet Livresque Non Identifié