« Dans quelques minutes je vais ouvrir la valise, faire le tri entre linge propre et linge sale, remettre la trousse de toilette à sa place dans la salle de bains, sortir la guitare de son étui et la poser sur son stand. Pour l’instant une tasse de café fume sur la table de la cuisine, je consulte nerveusement mon téléphone en pensant à Christophe et au concert d’hier soir. Très fluide, comme si on avait joué une seule et unique chanson pendant une heure et demie, les doigts déliés, la voix souple, parfaitement obéissante – et la tête ailleurs. Je n’avais pas parlé à mon frère depuis plus d’un an, et encore, peut-être cinq minutes, mais aux dernières nouvelles, il vivait toujours sur cette ZAD où depuis plusieurs jours, ça chauffait avec les gendarmes. J’avais appelé sur son portable: répondeur, deux fois, trois fois. Bon. »
Je reconnais que j’ai commencé ce roman avec une certaine réticence. Posé, mais repris. Le jeune homme de la couverture me faisait de l’œil. Et grand bien m’en a pris parce que finalement j’ai bien aimé cette lecture. Ce livre aurait pu être ennuyeux : il ne l’est pas. D’abord parce que Jocelyn Bonnerave écrit très bien et que j’ai souvent ri, malgré le sujet grave. J’ai ri parce que le narrateur se moque souvent de lui-même mais aussi des travers de ces « zadistes » – mot qu’il utilise et qui lui vaut de se faire engueuler.
Maxime, le narrateur, donc, est un musicien connu. Il a partagé cette passion avec son frère Christophe – alias Goku – , mais n’a plus de nouvelles de son frère depuis plus d’un an. Jusqu’à un coup de fil, Emeline cherche Christophe, le père de sa fille la petite Lilia… Christophe a disparu de la ZAD, en Meurthe-et-Moselle.
« Quand le téléphone vibre à côté de ma tasse et affiche un numéro 03, je pense « tu vois, tu t’en fais pour rien ». Au bout du fil, ça n’est pas lui. Une certaine Émeline, « l’amie de Christophe », première nouvelle mais bon, enchanté, toute petite voix, est-ce que Christophe m’a contacté récemment? Il est introuvable depuis plus de vingt-quatre heures. »
Ce roman mêle donc la relation complexe entre les deux frères, deux musiciens, la passion de Maxime pour la musique et sa créativité inépuisable, le mouvement de la ZAD qui mêle de nombreuses personnes différentes les unes des autres: des écologistes, militants, marginaux, les paysans qui voient leurs terres et leurs fermes menacées, de bonnes gens catholiques qui sortent de la messe et soutiennent ce petit monde… Au milieu arrive Maxime en Qashqai. Alors là, ma foi, gros coup de pub pour la voiture en question, qui parvient à un moment à sortir d’un bourbier pas commode. Mais c’est si bien raconté, j’ai vraiment apprécié ce ton d’autodérision de Maxime, qui a souvent l’air de se dire: « Mais que suis-je allé faire dans cette galère ?!? » Exemple de débat:
« -On croise les stratégies pour attaquer le projet d’enfouissement et là, rien qu’avec les travaux préparatoires, le biotope de l’écrevisse risque d’être niqué pour des années, alors qu’elle est devenue très rare en Europe.
Je ne rebondis pas. Coup de fatigue. Toute ma musique est électrique, alimentée par le nucléaire, cernée de déchets pour des millénaires. Je n’ai pas de solution pour inventer les toilettes énergétiques de la société française; dois-je m’en rendre coupable? »
Ce que j’ai aimé dans cette histoire, c’est Maxime d’abord, qui semble en dehors de son univers de musicien assez démuni dans certaines situations. On le sent souvent peureux, parfois perplexe, pas toujours convaincu par ce qu’il voit ou entend. Mais aussi ému aux larmes et admiratif dans certaines situations, devant le chagrin d’Emeline par exemple et surtout devant la vie débordante de Lilia. Il reconnait le courage qu’il n’a pas. La vie de la ZAD n’est pas la sienne. Il est là pour retrouver son frère, et tombe en amour pour la petite Lilia, sa nièce. Ces scènes avec la môme sont parmi les plus belles et les plus justes du roman. On assiste à la solidarité en marche, mais aussi aux frictions entre des personnes qui n’ont pas forcément les mêmes objectifs. Un des points centraux de l’histoire est la musique.
« On était à un moment charnière de Slack. Le groupe rencontrait un vrai succès d’estime. Nous tirions une grande fierté de ce quintet où toute la musique complexe qui nous rentrait dans la peau, à travers la première classe de jazz jamais ouverte au Conservatoire National, ressortait sous une forme brute, pleine de machines et de rock’n roll. C’est comme bassiste que j’avais intégré le Conservatoire. Le be-bop, les tritons, les substitutions d’accords: je ne pensais qu’à circuler là-dedans à coups de doubles croches, pendant que le métronome battait à 200 à la noire, à travailler le son pour que l’attaque soit précise, mais le rendu un peu crade, agressif, désinvolte. Dans sa tombe, Jacob Pastorius n’a qu’à bien se tenir. »
De très beaux passages sur ce qui faisait le lien entre Maxime et Christophe, la nostalgie du mange -disque et de l’enfance, jusqu’à ce que plusieurs choses séparent les deux frères. En fait, on a très envie de rencontrer Christophe, le disparu. Sa personnalité est en filigrane présente tout au long du livre, à travers Emeline, Lilia, les autres…et c’est finement mené. C’est clairement la partie du roman que j’ai préférée, parce que je pense que c’est le cœur et le nœud du livre, cette relation intime de deux frères, ce qui fonctionne un temps puis plus, puis on y pense, puis on y revient et on a mal. Maxime ici m’a émue ( pages 62 à 65, parmi mes favorites ). Il n’est pas question d’exclure le récit fait de ces luttes inégales, tant par le nombre que surtout par les moyens. Toujours très bien écrit et dit ici. Jocelyn Bonnerave a su trouver le juste dosage, celui qui ne néglige aucun des aspects de l’histoire ici contée. Les doutes et suppositions:
« Tout ce vide dans les yeux d’Émeline et autour d’elle l’épaisseur des différentes histoires que nous devons continuer à raconter: Goku est mort, caché ou simplement introuvable; Goku est parti, il a filé à l’anglaise, on ne sait où, vivre une autre vie, choisir sa mort peut-être. Il nous oblige à garder le temps ouvert, impossible de faire le deuil, de sortir les costumes noirs, de pleurer sur son cadavre nos cheveux couverts de cendres, de refermer une tombe. »
Bref, un joli livre qui m’a accrochée – moi personnellement car chacun peut y trouver un point d’intérêt différent, -par son humour et la nostalgie, par la tendresse et l’image lumineuse de Lilia , celle qui relie, image d’une vie neuve et riante.
La fin est très bonne je trouve, et notre Maxime est vraiment sympathique. Certains y verront avant tout un acte engagé – ça l’est – mais pour moi c’est le côté humain et relationnel qui m’a le plus intéressée. Quant à l’écriture, vivante, fluctuante et incisive souvent, j’aime !
Le post – scriptum explique que ce livre a été initié à la suite de la mort de Rémi Fraisse sur la ZAD de Sivens dans le Tarn, et s’il n’a pas écrit une biographie romancée, il a exploré cet événement à la façon d’un romancier. Et en en faisant un vrai roman, auquel ma foi il ne manque ni l’intrigue, ni la vie qui bouillonne, ni l’humour, ni la tendresse, ni un vrai propos. J’insiste sur l’humour, parce que ça désamorce de façon bienvenue la dramatisation, et j’aime ça.
Lecture agréable, amusante, sensible et intelligente, ça ne peut pas faire de mal !
Deux chansons s’immiscent dans l’histoire, j’ai choisi celle-ci: