« 09.09.2007
Vous m’avez demandé d’écrire mes pensées. Mais il y a trop de questions qui se bousculent dans ma tête, trop de craintes. Il faudrait d’abord que je me débarrasse de toutes ces inquiétudes, et alors seulement j’arriverais de nouveau à penser. Vous ne pouvez pas comprendre combien c’est douloureux. Personne ne le peut.
Comment échapper à la tyrannie de nos rêves? Aux empreintes qui ne cessent de nous ramener vers cette maison pleine de fantômes, où chaque fenêtre est occupée par un visage aux yeux fixes, autrefois connu et aimé? Maintenant, les yeux sont sanglants, les lèvres grises, les mains ballantes, les corps flasques mais languissants. Ils sont tous silencieux. »
Je ne suis pas familière de la littérature indienne, et j’ai abordé ce premier volume d’une série de romans policiers avec curiosité. Écrite par une femme, cette histoire est clairement, outre une intrigue touffue, complexe, riche en personnages, une œuvre militante sur la condition des femmes en Inde. Et ce, que ce soit dans les milieux bourgeois ou les autres. D’ailleurs il est ici question de deux sœurs, une disparue et l’autre retrouvée dans la maison de famille bâillonnée, violée et brûlée, et également entourée de treize cadavres empoisonnés.
« Durga n’est pas jolie mais elle a le teint rose et sain de la plupart des filles du Punjab, un état de l’Inde semi-rural où les enfants sont nourris de lait frais et de légumes du jardin. Toutefois, elle se tient voûtée quand elle est assise, comme si elle voulait disparaître. Ou au moins éviter d’attirer l’attention sur elle. Elle porte des vêtements amples, et bien que grande et bien bâtie, elle dégage une impression de fragilité, renforcée par son attitude docile. »
Le personnage principal est Simran Singh, travailleuse sociale hors les clous, un très sympathique personnage. En effet, dans cette société où les femmes doivent remplir de nombreux critères pour être présentables, aimables, correctes, Simran est comme on dit brute de décoffrage, que ce soit par son langage, par ses mœurs, son mode de vie, bref, elle ne plait pas à tout le monde. D’autant plus que son métier l’amène à affronter beaucoup d’hommes imbus de leur virilité, mais elle ne s’en laisse pas conter.
» Je sortis de mon lit aussi lentement qu’une vieille femme et décidai qu’un bain me remettrait d’aplomb. Pour ne rien arranger, il y avait encore une coupure d’électricité et les gigantesques molécules d’air brûlant étaient à peine dérangées par les faibles mouvements du ventilateur, qui fonctionnait grâce à l’onduleur. La veille au soir, je m’étais donné beaucoup de mal pour réduire le stock d’alcool du Punjab et j’avais une gueule de bois infernale. Je sais très bien qu’il ne faut jamais boire seule. C’est l’un des plus sûrs moyens de devenir alcoolique. Mais ça m’était bien égal à ce moment-là. Je souhaitais régler cette affaire et rentrer chez moi. Je voulais commencer une nouvelle vie à Jullundur. »
C’est sans aucun doute elle, Simran, qui fait la qualité de cette histoire. Grâce à elle, il y a de l’humour, de la raillerie et une saine colère qui pointe le triste sort des femmes en Inde. La famille de Durga, la jeune fille de 14 ans retrouvée chez elle dans ce bain de sang est fille de sikh, née dans une luxueuse demeure. Sa sœur Sharda a disparu, elle était la personne la plus précieuse pour Durga, celle qui l’aimait. Car être née fille est une malédiction, et elles n’étaient pas trop de deux pour tenir contre des parents qui les regardaient comme des intruses, des inutiles, des échecs dans leur vie de couple. Car en Inde, il faut être garçon et si on est fille, il faut savoir enfanter des mâles. Eux perpétuent le nom, s’occupent des parents âgés et héritent des terres, quand une fille, elle, ne fait que coûter une dot. La natalité en Inde voit naître un grand nombre de garçons, qui devenus hommes ne trouveront pas d’épouse. En effet, depuis la venue de l’échographie, les filles, surtout dans les familles aisées sont « invitées » à se faire avorter si elles attendent une fille.

Campagne pour les filles à Pondichéry – Harrieta171 –
« Il n’y a pas si longtemps, les sages-femmes avaient pour habitude de soustraire les petites filles qui venaient de naître à leurs mères, de les enfermer dans des pots en terre et de faire rouler le récipient jusqu’à ce qu’elles cessent de pleurer. Ou alors, elles les étouffaient, tout simplement. Ou leur donnaient de l’opium et les enterraient. Pour une communauté largement agricole, les filles représentaient une charge. Lors d’un récent incident, une femme avait reconnu avoir subi sept avortements dans l’espoir de donner naissance à un garçon. »
C’est ce contexte que raconte cette autrice, avec souvent beaucoup de rage, de colère. A travers cette famille si peu aimante envers ses filles – un pays si peu aimant envers les filles – en montant son intrigue autour de ces deux sœurs et d’une correspondance entre Simran et Binny – mariée au frère de Durga et Sharda et mère d’une petite Mandy, Kishwar Desai tisse une trame compliquée, avec des hommes dont il est souvent difficile d’évaluer l’honnêteté – et Simra se fera tromper quelques fois. Ces hommes sont au pouvoir soit des institutions, soit de la famille, ils sont manipulateurs, trompeurs, menteurs, mauvais pour certains mais ils ont les rênes économiques. Ici, la mère de Durga et Sharda est exécrable, et tout joue contre les deux jeunes femmes, qui subissent un sort atroce. L’intrigue est tortueuse, tordue à souhait et on n’a pas le temps de s’embêter. Autre exemple sur le sort des femmes:
« On avait récemment recensé de nombreux cas de femmes achetées pour quelques milliers de roupies à Murshidabad, puis amenées au Punjab dans le but d’assouvir les besoins des fermiers et des autres hommes. D’après certaines ONG qui travaillaient auprès des prostituées, elles étaient souvent attirées par des maquereaux qui prétendaient les aimer, puis littéralement vendues comme esclaves une fois sur place.
Les mêmes ONG soulignaient que ce commerce de chair était une autre conséquence de l’effroyable déclin du sex-ratio; il n’y avait tout simplement plus assez de femmes au Punjab. Et la police et les autorités locales avaient beau être tout à fait conscientes de ce trafic, elles ne faisaient pas grand-chose pour l’arrêter. »
Virulente attaque contre le sort réservé aux indiennes, véritable réquisitoire contre une société machiste, ce livre n’est jamais ennuyeux ou sentencieux parce que le talent est là, dans l’écriture et la voix forte donnée à Simran. Gouailleuse, crue, fonceuse, cette femme engagée donne son envergure à l’histoire, comme la construction qui ne laisse aucun temps mort. On est tout de même surpris que ce pays qui fut parmi les premiers du monde à avoir une femme chef du Gouvernement ( précisément, Indira Gandhi en 1966, après Sirimavo Bandaranaike au Sri Lanka en 1960) , que ce pays en soit encore à perpétuer un tel archaïsme. C’est une société toute entière que dénonce Kishwar Desai, avec ce roman sans ennui et talentueux.
Le côté policier ne m’intéresse pas mais par contre ce qui touche la condition humaine et en particulier des femmes est intéressant 🙂
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L’héroïne est assistante sociale et travaille avec ou pour la police. Mais son objectif est bien de pénétrer un système afin d’en montrer l’horreur. Très intéressant
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J’aime ces livres qui dénoncent sans moralisation. Et cette héroïne, j’ai bien envie de faire sa connaissance 🙂
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C’est tout un univers, cette culture indienne. Et en effet c’est bien cette femme, assistante sociale, et pas policière, qui fait tout l’intérêt du roman grâce à son fichu caractère, bien utile pour aider la jeune femme accusée de meurtres multiples. Et puis le fond très percutant, la dénonciation d’un système pernicieux et violent pour les femmes ( parfois avec leur complicité d’ailleurs…)
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