« Elles sont les voyageuses que je ne suis plus, je retrouve avec elles une géographie sensible, un ensauvagement des yeux. Je voyage avec deux petites éponges amnésiques qui renaissent à chaque coin de rue, inventent des activités inutiles, coupent de l’herbe, caressent des troncs, récoltent des cailloux, parlent à haute voix à une cousine imaginaire. »
Ce ne sont pas là les premières phrases de ce livre, qui n’est pas un roman, mais quelques mots sur ces deux petites maîtresses zen, qui sont Eve et Alice, les deux petites filles de l’auteur et de son amoureuse – c’est ainsi qu’il la désigne-.
Grand plaisir de lecture pour ce qui semble être un récit de voyage mais qui est surtout une réflexion sur le voyage, celui de nos jours où tout semble à portée de nos envies, avec les possibilités de se rendre de l’autre côté de la planète ou aux antipodes en presque rien de temps. J’ajoute pourtant que ce n’est pas permis à tout le monde financièrement parlant, et plus largement matériellement ( emploi contraignant, etc…). Bon, ici en l’occurrence l’auteur et sa famille peuvent partir un long temps, avec un budget confortable. Mais leur regard sur le voyage est celui des explorateurs, des curieux, des amoureux des sentiers non battus par les tongs, des amateurs du non spectaculaire ( comprendre du non-spot ) et de la vraie rencontre.
« Luang Prabang – capitale historique du Laos – mot-valise, mot-fleuve, mot pour s’élancer avec un large sourire au sommet du toboggan, si seulement les dealers de divertissements ne vendaient pas à chaque coin de rue leur waterfall, leur elephant bathing, leur farmer experience, leurs selfies pieds nus dans la boue des rizières, leurs visites de grottes en kayak, leurs dégustations dans un whisky village.
La procession des moines est un spectacle folklorique, parfois pratiquée par de faux religieux, sur des rues qui viennent d’être pavées de briquettes rouges. »
C’est très intéressant parce que Blaise Hofmann et sa compagne, lui grand voyageur depuis longtemps, elle en quête de tissus exotiques et rares pour son commerce en Suisse, sont accompagnées de deux petites, très petites, 3 et 2 ans pour un long périple en Orient, Japon, Inde…Ce qui pousse à réfléchir l’auteur tout au long du voyage – avec divers modes de transports, divers types de logement – c’est l’observation de ses filles, leur regard et le naturel avec lequel elles se fondent dans tout avec simplicité, par une sorte de mimétisme spontané avec les habitants, les animaux, les lieux eux-mêmes, la nourriture. C’est en cela qu’elles sont des « maîtresses zen ».* Elles ne sont pas encore conditionnées et l’esprit libre de leur jeune âge papillonne et capte, teste, examine, intègre, connaissances parmi les connaissances et les savoirs en cours d’acquisition.. Les enfants qui jouent dans la poussière sont leurs semblables et elles jouent avec eux. Les mets nouveaux ne sont pas plus nouveaux que ceux qu’elle découvrent à peine dans leur pays. Des petites personnes toutes neuves en tout.
* »L’approche du zen consiste à vivre dans le présent, dans l’ « ici et maintenant », sans espoir ni crainte. »
C’est pour moi le plus intéressant ici. Même si, évidemment, elles sont protégées, veillées, accompagnées, bien que Blaise Hofmann ne soit pas un père surprotecteur, les laissant vivre leurs expériences ( certaines malheureuses ), bien sûr que ces petites sont plus en sécurité que les enfants des rues indiennes, en tous cas en règle générale. Voilà: ces derniers mots… »en règle générale ». C’est bien là l’écueil qu’évite l’auteur dans son voyage et dans son livre: la règle générale. Je suis sceptique malgré tout, j’aimerais savoir comment il se sent vraiment dans cette peau de voyageur, au vu des critiques qu’il émet.
« J’ai lu il y a quelques jours que Mike Horn avait traversé le pôle Nord, sans assistance – 87 jours à -40° tirant un traîneau de 140 kilos – il avait évidemment une fois encore frôlé la mort, il avait alors pensé à ses deux filles: » Elles m’offrent une sorte de deuxième vie en venant me déposer et me rechercher sur la glace. » Une énième entreprise coûteuse en énergie et en argent, qui n’apprendra rien à personne, un nouveau dépassement de soi sponsorisé, très masculin, compétitif, égoïste. À peine rentré en Suisse, il s’en ira en Arabie Saoudite pour rejoindre le team Red Bull et participer au Paris Dakar. »
Pourtant, moi qui ai si peu voyagé, j’ai pris un grand plaisir à partager sa route et celle des enfants. Parce que sans aucun doute je n’irai jamais ni en Inde ni au Japon, et que lui le fait et nous apporte son regard, et cette expérience. La seconde chose passionnante ici c’est bien ça, en fond la phrase de Claude Levi-Strauss qui comme on l’entend dans cette interview n’a pas tout à fait été comprise, parce qu’elle était brute, sinon brutale
« Je hais les voyages et les explorateurs. »
Notre auteur, que je trouve personnellement extrêmement sympathique par sa capacité à remettre en question ce goût des voyages à l’heure de l’empreinte carbone, notre auteur donc pour autant ne peut renoncer au monde et ne peux renoncer à l’offrir à ses filles dont il va tirer des leçons en les voyant se l’approprier justement, qu’il soit celui de leur vie quotidienne ou celui du voyage. Elles appartiennent au monde, c’est tout.
La deuxième chose qui m’a marquée c’est ce que Blaise Hofmann décrit – concernant l’Inde et le Népal en particulier -s’incluant d’ailleurs dans le mouvement. Avec d’autres, tous ceux de la grande vague hippie il a parcouru, a occupé et intégré les lieux, les coutumes, les mystiques…ce qui amène des années plus tard à des rencontres comme cette occidentale qui est maîtresse d’un des plus grands ashrams du coin. Est-ce grave? Est-ce important? Lui, comme moi, ne peut l’affirmer. Il rencontre aussi des sociétés comme celle des Akhas, qui le ramènent à cette pensée:
« Je leur prête des convictions qu’ils n’ont pas: décroissance, résistance au consumérisme. Je lutte contre la vision romantique d’une vie sobre: le bon vieux temps. Je repense à l’exploitation des femmes, à l’opium. J’essaie de me situer par rapport au lieu où je me trouve. Depuis deux mois, notre maison tient dans deux sacs à dos, mais ce mode de vie est celui de ceux qui ont fauté et cherchent à se repentir, c’est un manque de respect total envers les pauvres, ces vrais minimalistes. »
Blaise réfléchit et tente d’analyser ce qu’il voit, et sa réflexion qui reste inaboutie, sans conclusion ferme et définitive sur le sujet donne à réfléchir parce que tout au long du livre, la nuance et le perpétuel questionnement dominent. Une très belle évocation aussi de Christian Bobin et cette citation:
« Il y a peut-être autre chose à faire dans cette vie que de s’y éparpiller en actions, s’y pavaner en paroles ou s’y trémousser en danses. La regarder, simplement. La regarder en face, avec la candeur d’un enfant, le nez contre la vitre du ciel bleu derrière laquelle les anges, sur une échelle de feu, montent et descendent, descendent et montent. »
C’est le doute que j’ai aimé chez cet écrivain ou plutôt l’impossibilité de trancher, lui, regardant ses filles si à l’aise dans le monde, à n’importe quel point de la planète. Enfin quand Blaise Hofmann cite Nicolas Bouvier, ce grand et si fameux voyageur…je fulmine ! Dans « Poisson-scorpion », extrait d’une lettre que Bouvier envoie à son ami et compagnon de route Pierre Vernet, lui parlant de Manon, son amie du moment qu’il vient de plaquer avec grande élégance, lisez-moi ça…:
« Y a eu un enfant chez Manon, je l’ai fait cureter, y en a plus. Mais cette petite cérémonie pas bien compliquée ( qui a marché d’ailleurs à souhait ), quel monde quand on aime la fille, et qu’elle vous aime, et qu’elle vous interroge des yeux quand même. »
(-Je ne sais pas vous, mais moi, ces quelques mots me font frémir. Il en ressort que le voyage ne rend pas les gens meilleurs, excusez-moi, mais un salaud est un salaud quel que grand voyageur et auteur fût-il. C’était ma parenthèse énervée.-)
Dernier point, le fait que ce voyage a lieu juste avant l’arrivée du virus Covid 19. Là, chapitre sur les grandes épidémies qui ont cheminé au fil du temps un peu partout et qui pour de nombreuses d’entre elles ont été éradiquées. Mais dans le monde des voyages – des gens et des choses – la contamination est accélérée de façon vertigineuse. Notre petite famille va être embêtée pour trouver le chemin du retour vers la douce Suisse natale…où le virus bosse à fond !
« En traversant un village, les filles voient un tape-cul, un tourniquet et un animal à ressort, arrête-toi, papa! Les installations sont habillées de rubans rouges et blancs; un panneau rappelle que jusqu’à nouvel ordre, la place de jeux restera fermée. »
Que dire de plus? J’ai fait un beau voyage par procuration, comme j’en ai fait tant en lisant, j’ai aimé cet auteur, ce papa, cet homme qui avec beaucoup de modestie et de respect énonce ses doutes, ses bonheurs, ses inquiétudes et l’amour infini qu’il a pour ses filles, ses deux petites maîtresses zen.
Beau récit, et large piste de réflexion.
Blaise Hoffman a participé avec une jolie nouvelle au recueil qui accompagne l’expo du musée Forel morgien (ma chronique du 13 novembre). Bien sûr, je vais lire son livre!
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Vu ! et commenté à l’instant
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Et tu feras bien, c’est très plaisant, intéressant, et oui, assez nostalgique
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Peut-être dans quelques dizaines d’années pourrai-je lire ce type de récit. Mais mon propre voyage avorté est encore trop douloureux… En tous cas, je note l’auteur que je ne connaissais pas, les extraits que tu as partagés sont magnifiques. Merci 🙂
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comme je te comprends…et je t’embrasse !
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Les parutions de ces éditions ZOE sont toujours intéressantes et originales, et elles ne m’ont jamais déçue. Je note donc !
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Idem ! J’aime beaucoup. Un seul récemment qui ne m’a pas accrochée, mais c’est une belle maison d’édition, oui.
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