Richard Weatherford
Le portable posé sur ma table de nuit se met à vibrer juste avant le lever du jour. Je crains d’abord que quelque chose soit arrivé à un membre de ma paroisse. Plus d’une fois, j’ai été réveillé par l’annonce d’un accident de voiture, ou d’un incendie qui a ravagé la maison d’une famille, ou par l’appel d’un paroissien bouleversé par le pronostic pessimiste d’un cancérologue. Ne prenant qu’un instant pour me frotter les yeux et sortir du sommeil, je me prépare à entendre une affreuse nouvelle de ce genre, mais lorsque j’approche l’écran bleu de mon visage et que je vois le numéro de Gary s’afficher, j’étouffe un juron. Je sors du lit le plus doucement possible et, le téléphone tressautant dans ma main, je réussis à traverser la chambre sans réveiller ma femme. »
C’est le troisième roman que je lis de Jake Hinkson et une fois encore me voici enthousiaste. Le genre de livre qu’on lit d’une seule traite, parce que cet écrivain a quelque chose qui fait jubiler dans son écriture, dans son esprit et son humour un rien tordus, bref, j’adore son acidité, son air de ne pas y toucher et qui pourtant frappe fort .
Le livre est construit en courts chapitres qui donnent la parole à quelques uns des personnages principaux de cette histoire. Jake Hinkson, comme il sait si bien le faire, mord les mollets des religieux de tout poil, il dessine un portrait des tartuffes modernes et on sent le plaisir infini qu’il y prend, et la rage contenue qu’il y met.Tout ça avec un calme olympien dans le ton et la construction du livre, classique dans sa forme polyphonique, mais bien moins dans la manière d’aborder le sujet, cet éternel sujet du Bien et du Mal – avec des majuscules – de l’hypocrisie et du flou dans lequel se trouvent les hommes face à ce concept. Et ici, précisément un homme qui théorise à souhait sur ces deux notions.
Quand Richard, seul en son église, adresse une prière à Dieu…
« Devrais-je confesser mes secrets les plus intimes, Seigneur? […]
Non, mon secret le plus intime, celui que j’ai caché à tous, y compris à moi-même, c’est que je ne sais pas si tu es vraiment là.
Ai-je jamais ressenti ta présence? Je commence à en douter. »
Je n’y vais pas par quatre chemins, j’aime Jake Hinkson, j’ai aimé les 3 romans, celui-ci inclus, que j’ai eu le plaisir de lire. Je partage volontiers son esprit vache, pince-sans-rire. Je sais son goût pour le cinéma et ce livre m’a paru être un chouette scénario, avec ce pasteur, prédicateur si honorable et son effroyable double-jeu qui commence dès la première page. Oui, ce serait un bon film… ( j’ai envie de dire : comme tout ce que j’ai lu de Jake Hinkson ) .
Richard Weatherford, prédicateur de sa paroisse, est un notable, marié et père de 4 enfants; son épouse Penny l’assiste dans ses tâches avec bienveillance et un esprit très fin, qui s’avérera aussi très lucide et clairvoyant. Ce coup de fil de bon matin est le déclencheur d’une dégringolade pour Weatherford – croit-on – et le récit se déroule en trois parties, Samedi matin – Samedi soir – Dimanche matin, un an plus tard. Un temps court donc pour l’action principale, sans temps mort et qu’on lit sans lâcher.
Richard puis Penny Weatherford, Brian Harten, Gary Doane et Sarabeth Simmons vont raconter les faits. La clé de l’intrigue, c’est Gary qui va faire chanter Richard pour une raison que vous découvrirez vous-même. Brian va entrer dans le jeu pour des raisons tout à fait différentes. Mais Gary et Sarabeth, les deux figures auxquelles on s’attache le plus, seront les éléments majeurs de la tragédie générée par le bon pasteur; et forcément tous ces personnages seront perdants. Sauf Richard, que Dieu protège, sans doute …!
Petit tour des personnages, Brian Harten, en slip. Les sbires d’un créancier ( le petit vegan qui se chicane avec son collègue – le gros mangeur de hamburger bien gras ) viennent confisquer sa voiture:
« -Posez ma putain de voiture, je hurle.
J’avance vers le petit bonhomme.
-OK, le gars en culotte, il dit, vous reculez. Si vous voulez gueuler après quelqu’un, prenez le téléphone, et gueulez contre vos créanciers. Nous, on peut pas vous aider.[…]
Je recule d’un pas et lui mets une droite. Je sais pas pourquoi. C’est franchement con. Je suis là, dehors, avec seulement un caleçon entre ma bite et le monde entier et je lui mets un pain.
Je le chope en pleine figure, mais ça me fait plus mal à la main qu’à lui, et tout à coup, il se transforme en Jason Bourne. Il me cogne trois fois avant que je puisse parer, puis il me cisaille les jambes et je me retrouve par terre. Un dernier coup de poing en pleine face pour être sûr que j’aie bien compris.
Je me recroqueville. Il recule et me traite de connard.
Le gros se marre comme une baleine. »
Gary Doane, brillant élève puis décrocheur dépressif sévère:
« J’ai travaillé avec une thérapeute pendant un moment. Je lui ai raconté que c’était juste devenu trop pour moi. La vie. Vivre. Me promener en étant une personne avec un nom et une identité. À un certain moment, c’était juste devenu absurde pour moi. Pourquoi ai-je un nom ? Une série de petites lettres qui vont sur les papiers, les formulaires ? Pourquoi ça me définit ? Derrière toutes ces conneries, on n’est qu’un animal qui respire, qui mange, qui chie, qui baise, et qui crève. »
Sarabeth Simmons, caissière, vie commune avec sa mère et un beau-père qu’elle exècre, Tommy qui détient pas mal de choses dans la ville.
« Mon cerveau. Il est tout le temps en train de mouliner. Je dois être une vraie débile, pour me retrouver là où je suis maintenant, vu tout ce que je réfléchis.
Putain d’idiote.
Honnêtement, il y a pas un mec qui m’a traitée mieux que Gary. Il est vraiment super gentil avec moi. C’est un gars gentil.[…]
Je passe de l’autre côté d’une colline et j’arrive près d’une petite Church of Christ avec une pancarte faite de lettres en plastique qu’on peut déplacer. Le message de cette semaine, c’est : DIRE NON À JÉSUS C’EST DIRE OUI À L’ENFER.
OK. On n’est pas à New York ici, ni à L.A., ni à Little Rock. On est même pas à Eureka Springs. On est dans l’autre moitié du monde. Gary et moi, on a grandi à Stock, et à Stock, être gay c’est encore un péché. Et pas un petit péché comme jurer, par exemple. En dehors de maltraiter un enfant ou tuer quelqu’un, c’est à peu près ce qu’on peut faire de pire. Toute ma vie j’ai entendu ça, et mon cul de païenne a même pas fréquenté les bancs de l’église. »
Et puis Penny, qui fait de la peine…
« Mais je n’aime plus Richard depuis des années. Je peux faire beaucoup de choses pour ce mariage. Je peux montrer un visage avenant au monde, et je peux porter des enfants et les élever. Je peux ravaler ma fierté et me rabaisser si c’est le prix à payer pour garder le visage de Sœur Penny Weatherford. Comme ma mère me l’a appris, tout l’intérêt de présenter un visage au monde est de convaincre ce même monde qu’il est vrai, parce qu’en faisant cela, il devient votre vrai visage. Mais la seule chose que je ne peux pas faire – la seule chose que je refuse de faire – c’est l’aimer. Je resterai avec lui, mais ma fierté ne me fera pas aimer un homme qui ne m’aime pas en retour. »
Mais Penny se vengera des humiliations subies:
« Il fronce les sourcils et attrape la poignée de la porte, qu’il tourne. Il ouvre de quelques centimètres avant que je referme d’un coup de pied.
-Qu’est-ce que tu fais?
-Mets-toi à genoux, Richard.
-Je…
-Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit. Mets-toi à genoux, Richard. Maintenant. Ne m’oblige pas à répéter.
Il me regarde, la bouche ouverte, cherchant ses mots. Il essaye de m’adresser son sourire incrédule, cette grimace fausse qu’il utilise comme un gourdin, mais il n’arrive pas bien à le faire. Il ne peut plus recourir à aucun de ses anciens trucs, il ne peut plus être le Richard qu’il a été jusque-là. I ne peut plus se débarrasser de moi comme avant.
Le fait de le voir enfin se mettre à genoux me fait mouiller.[…].
Je me penche et l’attrape par le cou.[…] J’écarte les jambes et j’attrape la tête de Richard en saisissant une poignée de cheveux dans mon poing. Je pousse son visage entre mes cuisses. L’eau coule de mes cheveux, se mêle à ma sueur, et tombe sur son front, dans ses yeux.
-Lèche. »
Quant à Richard le cher pilier de la communauté, toujours droit, aimable et pondéré, il va mener un bal sordide de bout en bout, et vous verrez que la morale, religieuse ou non, est ici très aléatoire. En virtuose, Jake Hinkson décrit avec une virulence froide cette petite ville de l’Arkansas prête à élire Trump; on écoute, sidéré, les discussions à table de la famille Weatherford, si apte à entraîner les ouailles dans ses choix et ses opinions.
« -Papa, comment c’est possible qu’il y ait des gens qui pensent qu’on descend du singe?
-Je ne sais pas, mon fils. Hitler a dit que si on veut que les gens croient un mensonge, il suffit de le répéter sans cesse. Les anticléricaux ne cessent de répéter leur discours sur l’évolution et les gens l’acceptent sans le remettre en question. Ils entendent des hommes instruits avec des diplômes impressionnants qui pérorent sur les singes, les fossiles, que sais-je d’autre, et ils se disent: « Bon, je n’y comprends rien, mais je suppose que ça doit être vrai si ces types intelligents le croient. »
Et surtout on voit cet homme si sûr de lui, de son influence, de son image tellement respectable qu’elle en devient incontestable et qui après un petit malaise va orchestrer un drame épouvantable.
Richard est pour moi un monstre de froideur, d’égoïsme, d’hypocrisie. Il se regarde dans la glace sans broncher, il s’auto-congratule, s’auto-apitoie, et même s’auto- satisfait au lieu de combler les manques sexuels de Penny. Richard Weatherford, quand vous le découvrirez, risque de vous faire bondir tant il est répugnant sous ses airs doucereux. J’ai aimé par contre beaucoup Gary et Sarabeth, ces deux jeunes amoureux si touchants, ancrés dans leur temps alors que ce temps dans cette petite ville recule et recule encore sous l’influence sordide des puritains en reprise d’influence. Gary et Sarabeth, de ces jeunes tués d’ennui dans les villes de l’Arkansas. J’ai aimé ces deux jeunes gens.
Roman excellemment noir, encore une fois Jake Hinkson descend en flèche ces églises qui défendent ce qu’il y a de pire, et dans cette ambiance de crimes, de péchés, de mensonges et de chantage, il signe encore un formidable roman, jubilatoire et qui met en pétard jusqu’à la fin. Bref, j’ai adoré !
en effet, on dirait que je n’aimerais pas ce Richie…..
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Ah Bernhard ! tu n’aimeras pas Richard, mais tu pourrais bien aimer ce livre !
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J’aime détester un personnage … Je suis sûre, en plus, que c’est très « thérapeutique » !!!!
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Alors là, fonce ! Et tu peux lire les deux livres précédents de Jake Hinkson chroniqués ici ( j’en ai manqué un seul sur 4 parus ) . J’adore ce type, ce qu’il dit et comment il le dit. Le précédent, « Sans lendemain » était en plus augmenté d’un thème très intéressant, avec l’histoire de cette femme qui va louer des bobines aux cinémas de campagne, vraiment un beau livre. Celui-ci ne déroge pas à la qualité de JH pour démolir les hypocrites, en particulier dans les églises. Et ce Ritchie est détestable à souhait. moi aussi, j’aime détester un personnage !!! JH, que du bonheur !
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