« Une singularité nue » – Sergio De La Pava – Editions Le Cherche-Midi / Lot 49, traduit par Claro

de-la-pava« Bruit de fond.

On va me laisser sortir ou bien ?!

11 heures et 33 minutes depuis le zénith, dixit la pendule perchée tout en haut d’un rebord sur le mur et posée là afin de nous contempler tous, ce qui voulait dire qu’on en était déjà à la septième heure de cette bataille particulière entre le Bien et le Mal et, oh oui, Dieu était bel et bien en train de se prendre une terrible raclée tandis que l’arbitre aux allures de volaille le fixait intensément dans les yeux et lui demandait s’il voulait continuer. Nous incarnions ici ce qui faisait office de Bien : nous trois et quiconque se tenait à nos côtés quand on se levait pour parler pour le muet dans cette salle décrépite ( l’AR-3 du 100 Centre Street ) ; et en ce lieu, en cet instant, le Mal nous encerclait. »

Ah ! Ça ne va pas être simple de vous parler de ce livre ( 842 pages ), si tant est que cet objet soit « un livre ». Non, c’est un peu court pour qualifier ce roman…Je viens de passer beaucoup de temps dans ces pages survoltées et malgré de nombreuses interruptions involontaires, sans jamais perdre le fil et pourtant…Quel périple ! Impossible vraiment de vous résumer ( je sais, ce n’est pas trop dans ma façon de faire, le résumé, mais là c’est simplement impossible et ça m’arrange ! )

« La troisième possibilité est davantage une probabilité extrêmement forte, et c’est celle à laquelle tous les êtres sains d’esprit devraient souscrire. Dans celle-ci, la mort est une vraie fin. Plus de conscience, plus rien. Ça fout une trouille bleue aux gens mais c’est infondé. Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui craint dans le fait de ne pas exister?[…] En tant qu’êtres humains, nous ne passons pas notre temps à nous souvenir avec effroi de l’époque où nous n’existions pas. »

manhattan-336591_1280Alors nous voici propulsés à New York en compagnie de Casi, très jeune avocat – 24 ans – d’origine colombienne, vivant là comme toute sa famille. Brillant, brillantissime, il est entouré  par tout un tas d’amis, collègues, condamnés gentils et méchants ( là, il faut s’y retrouver, mais toutes ces notions sont un peu floues…). Casi gagne tous ses procès. Il aime la boxe – l’histoire de la boxe et de ses stars occupe ses pensées dans leur errance lors d’attentes ici ou là – , il aime les longues discussions argumentaires qui le plus souvent donnent lieu à des élans philosophiques. Ses amis sont étranges ( un cherche à accomplir le procès parfait, puis le casse parfait ), ses clients sont bizarres, la ville a de drôles de comportements…Tout est inattendu dans cette histoire, et il faut se laisser pénétrer de cette ambiance sans résister, plonger avec Casi et se laisser porter par: les comptes-rendus de procès sous forme de dialogues ( d’un ridicule achevé, surréalistes, désolants, désopilants, enthousiasmants…), l’histoire de la boxe et des boxeurs comme une paraphrase de la vie ( voir les dernières pages ), les débats sur la philosophie et les sciences dont la physique et la génétique ( Hume, Einstein…), sur le droit et ses arguties, sur ses failles, ses subtilités et son folklore  – ah ! On comprend bien que nous avons affaire à une équipe d’avocats, des bavards ! – , sur la drogue et la télévision, non pardon sur Télévision. Oh nom d’un chien, quelle lecture ! J’ai ri

« Quant à ce qui fait de quelque chose une science, ce n’est pas le fait que ses assertions peuvent être vérifiées, c’est que, à la différence de la psychologie, elles peuvent être falsifiées, autrement dit de se révéler fausses. Lis ton Popper sur la question.

-Mon popa ? La seule physique qui intéresse mon papa, c’est le chemin le plus court que peut emprunter la bière pour aller jusqu’à ses lèvres.

-Pas ton papa, je parle de Karl Popper.

-Quant à ce Hume, qu’est-ce qu’il en sait ? Quand est-ce qu’il écrivait ? En mille trois cent et des coucouilles ? Sur quoi il écrivait ? Du putain de papyrus ? Je l’emmerde, il est juste aigri parce que la science a complètement récupéré son champ ringard. Qu’il continue à dire du mal de la science et je lui enfoncerai mon nouvel iPod terabyte dans le cul, on verra ce qu’il dira. »

Plus un morceau d’anthologie, chapitre 7 . 

 j’ai réfléchi, j’ai pris des notes, ressorti mon dictionnaire, j’ai été bouleversée

« Je veux pleurer jusqu’à ce que tout en moi soit chassé. Le sang et le plasma même qui me sustentent, je veux les pleurer hors de mon corps. Je veux mourir de ces larmes tombées, mourir de ce cœur déchiré. Et non je n’ai pas besoin ni même envie que quelqu’un me parle parce que je ne veux pas parler. Ce que je veux maintenant, c’est juste rester là et ressentir ça. Profiter chaque jour du seul choix que j’ai, de la seule chose que je peux faire qui me donne un petit sentiment d’accomplissement, le sentiment que je peux être autre chose qu’un simple matériau animé dénué de conscience; trouver une façon chaque jour de ne pas me suicider. »

j’ai été accrochée au suspense de l’action…Oui, parce qu’il y a de l’action, et pas des moindres, ce roman est aussi un thriller, avec des assassins, des trafiquants, des meurtres sanglants et des sacs de billets:

« L’argent qu’on va prendre est produit par la Guerre aux Drogues – ce foutage de gueule hypocrite qui remplit actuellement les poches de tout le monde sauf nous. […] Pour le moment j’envisage de prendre ma part du magot, d’aller à Washington Heights, et d’utiliser la machine à lancer les balles de tennis pour propulser des centaines de billets dans le ciel en plein jour. Les cafards humains devront envahir les rues pour récupérer les dollars, révélant ainsi les fondations pourries en décomposition de la société. »

J’ai beaucoup aimé Casi, personnage attachant, touchant, et j’ai aimé sa famille, un havre de paix où tout semble redevenir « normal »…ou presque. Casi aime sa famille, sa famille l’aime, c’est un lieu hors du temps, où il écoute Beethoven à fond avec sa sœur.

Comme cette Sonate à Kreutzer

Je vous signale aussi qu’il y a une super recette d’empanadas, pages 155-156 , celle de la maman de Casi, je l’ai notée dans mes cahiers.

Encore un bouquin avec plein de pages marquées.Des passages d’une grande poésie, où le monde se met en pause, comme lors de La Grande Panne :

« Je levai les yeux pour assister à une transfiguration céleste. Les nouvelles ténèbres terrestres permettaient à ce qui était jusqu’ici invisible d’émerger, tandis que le ciel, désormais purifié de toute lumière mortelle, se parsemait de points astraux. Je sortis et errai dans les rues; pour la première fois dans cet endroit hyper cinétique, je marchai sous les étoiles. »

Ce livre est remarquable par son souffle (et certes il en faut aussi pour le lire), par sa richesse dans l’écriture, les idées, les digressions (ah j’ai toujours aimé ça, moi, les digressions; je ne sais pas pourquoi, j’aime sans doute parce que ça ressemble à la vie, les digressions, non ? Une digression, c’est la parenthèse de la réflexion, ou du souvenir, ou du repos, non ? Une digression, c’est une flânerie, et c’est agréable de flâner.).

« Et le moment est aussi bien choisi qu’un autre, aimable lecteur, pour vous informer que je digresserai légèrement au cours de ce récit, et que l’imminent passage descriptif sur la création judiciaire du rappel de vos droits de citoyen ( loi Miranda ) peut être entièrement sauté par ceux que ça n’intéresse pas et ce sans la moindre déperdition de calorie narrative. Début de la digression. […] »

Je n’ai pas sauté une page ni un paragraphe, car j’ai vite compris que la surprise était à chaque point à la ligne. Si j’avais assez de mémoire, je saurais à présent tout sur Sugar Ray Leonard et Wilfred Benitez, je connaîtrais par cœur les méandres de la justice made in USA et je comprendrais le génome humain, mais je n’ai pas assez de mémoire, alors… Livre protéiforme, qu’on a comparé assez justement à Tom Wolfe pour « Le bûcher des vanités », mais que j’ai trouvé plus dingue encore et échevelé, surtout dans les diverses façons d’écrire, dans la construction qui peut sembler anarchique mais qui au contraire relève du grand art de l’équilibriste. Très belle fin, absolument…bizarre !

city-713775_1280« J’étais là, figé, et j’attendais l’arrivée de la vague désordonnée. La vague déboula, et soit elle serait chargée d’une matière stellaire venue des plus lointains recoins de l’univers qu’elle enfoncerait violemment dans nos corps, soit elle prendrait ce qui était déjà en nous, ce qui constituait notre essence, et formerait avec de nouvelles étoiles. »

(la dernière phrase )           J’ai aimé !

ICI, l’article des amis Nyctalopes, avec en plus une présentation de cette chouette collection Lot 49, au Cherche-Midi.

18 réflexions au sujet de « « Une singularité nue » – Sergio De La Pava – Editions Le Cherche-Midi / Lot 49, traduit par Claro »

  1. Merci pour ce beau résumé. Je l’attendais comme beaucoup d’entre nous et bien évidemment tu parles tellement bien de ce livre que je le mets en bonne place sur ma liste.

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