« Cet endroit, on s’y jette avec dévotion. On s’y perd, aussi, guidé par l’instinct, quelque chose de sacré. Quand les voix se muent en mortelles suppliques et les chants en discours primitifs. Un endroit où se tenir debout, dans l’orgueilleuse posture de l’initié. Un endroit où le monde s’arrête chaque jour pour des armées d’êtres vivants incapables d’en imaginer un autre, et si quelque fou avait l’idée d’y bâtir une ville, il s’en trouverait toujours un pour sculpter sa propre folie dans le tronc d’un chêne centenaire, et
remiser l’âme égarée dans la profondeur des enfers. »
Quitter ce Plateau, c’est comme revenir d’un voyage halluciné. Après « Grossir le ciel », à l’écriture sobre, sombre et poétique, voici l’envol de la plume de Bouysse vers des hauteurs que je soupçonnais, pressentais dans ma première lecture. Voici un texte absolument original par cette écriture tissée de paraboles et de métaphores qui donnent vie et visage à ce plateau. Très difficile d’écrire sur ce roman époustouflant, qui met hors d’haleine par sa densité. J’avais l’impression d’entendre la plume griffer le papier ( et pourtant, j’imagine qu’il a été tapé sur une machine, non ?) pour dire toute la complexité des personnages, la noirceur de leur histoire, la fragilité de leurs esprits, la fatalité qui semble les tenir toujours ici, sur ces terres giflées par le vent.
Ici vivent Virgile et Judith, et Georges, leur neveu adopté à la mort accidentelle de ses parents. Ici est arrivé un jour Karl, boxeur vaincu par la vie et converti à Dieu, puis quelques autres. Survient Cory et Georges s’enflamme. Ces pages sur l’amour douloureux de retenue qui naît chez ces deux « grands blessés » sont bouleversantes, belles, frémissantes et puis violentes. Histoire d’amour aussi, oui, mais plus que ça encore entre Virgile et Judith. Et enfin, il y a Le Chasseur…pour la suite, il faut lire cette tragiquement belle histoire.
Il y a derrière ces êtres si enracinés sur le plateau – de gré ou de force – une grande complexité, celle que parfois on dénie aux ruraux ( qui seraient frustes, grossiers tout juste sortis de la glaise biblique, pas bien finis, quoi…).
« Les hommes appartiennent à ce royaume et pas l’inverse. Ils ont pas la main, ici, ils sont comme des épouvantails éventrés qui font plus peur à personne. C’est ça la vérité. »
Et en parlant de ça, écoutez les prénoms choisis par l’auteur : Virgile et Judith, et dans le livre précédent, vivait Abel…Il m’étonnerait fort qu’ils aient été ainsi nommés par hasard et pour faire exotique, ces prénoms sont chargés de connotations poétiques et littéraires de grande intensité.
L’auteur, qui sait de quoi et de qui il parle, rend ici un hommage lyrique à ces gens isolés sur nos terres profondes. Ses descriptions de leur quotidien auprès des bêtes de leur ferme, au cœur d’une nature toute puissante, sont poésie, dantesque pour les éléments, et shakespearienne quand il s’agit des âmes et des sentiments. Je sais, je n’y vais pas de main morte, mais enfin, je crois bien que je n’ai jamais rien lu de pareil sur la campagne, ces coins perdus du pays, où, comme me l’a écrit l’auteur en dédicace, « Quelques humains résistent encore ». Car la vie est dure, la solitude peut être sans fond et le désespoir aussi.
« ..dans la vie, y a ce qui nous arrive sans qu’on l’ait décidé, et, pour le reste, les hommes ont des choix à faire, sinon, tous autant qu’on est sur ce foutu Plateau, on crèverait dans le même lit. Si y en a qui s’en sortent mieux que les autres, c’est qu’ils savent attraper ce qui se présente sans faire la fine bouche. La morale et toutes ces conneries qu’on nous apprend à l’église, ça a jamais rendu les gens moins malheureux. »
Franck Bouysse écrit une littérature de la plus belle espèce qui soit, en tous cas, celle que j’aime: noire, vibrante de vie, palpitante dans les éléments et les décors d’un bout du monde à deux pas de chez nous, une littérature dans laquelle le drame tend chaque phrase, avec parfois une déchirure dans l’obscurité, un oiseau qui monte vers le soleil, un agneau qui naît, une main qui en frôle une autre. C’est à dire qu’il me parle d’hommes et de femmes dont l’esprit, collé dans un corps voué au labeur, triture toujours de profondes réflexions, se pose encore de vraies questions, quelque petit élément qu’il soit dans le grand ensemble du monde.
« – Tu penses que c’est une fatalité de pas dire les choses importantes tant qu’on peut et de passer le reste de sa vie à regretter de ne pas les avoir dites, ou alors qu’on obéit à un genre de préservation de l’espèce ? »
Ce que j’ai ressenti en lisant cet étonnant roman, c’est une fougue, une fébrilité de l’image comme un chant ou un cri. Je suis encore très impressionnée par ce que je viens de terminer, un véritable voyage, une expérience mentale, je ne sais pas comment la décrire; alors pour faire simple, et en repensant au touchant : « C’est tellement difficile d’écrire » de Franck Bouysse, je lui répondrai que si ça offre de telles lectures, il n’a pas souffert pour rien. Sont parus, avant « Grossir le ciel » aux éditions Écorce : « Vagabond » et « Pur sang » .
De plus, j’aime bien son look! Vraiment, tu donnes envie de goûter à ce roman.
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les deux sont à lire, celui-ci plus lyrique, plein de métaphores plus étonnantes les unes que les autres, des métaphores bruyantes, sonores, parfois pleines de bruit mais aussi d’odeurs, de saveurs…Assez incroyable
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rien que ton billet est scotchant …
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Alors si tu lis ça…tu verras ! Un vrai maëlstrom
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comme tu en parles….. si je n’avais pas la liste du Livre Inter…..
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il peut se lire assez vite, mais ce serait dommage, pour savourer les images, et tout ce qu’évoque l’écriture. Eh bien, tu le liras après !
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J »ai adoré ce roman !!!
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magnifique, n’est ce pas ?
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Oh cela donne envie aussi. Dans quelle région se situe le roman?
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Franck Bouysse vit près de Limoges. Le roman se passe sur le plateau de Millevaches, qui se situe sur 3 départements : Corrèze, Creuse et Haute-Vienne. Zone très rurale, peu peuplée, et très belle ( lacs, rivières, forêts et pâturages ).C’est une partie du Limousin .
http://www.pnr-millevaches.fr/
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J’en entends beaucoup parler en ce moment, je vais finir par tenter !
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J’allais poser la même question que ci-dessus. Donc, terminé les Cévennes. Bon.
J’ai aimé « Grossir le ciel » et lirai certainement ce titre-là. Sur lequel j’ai pu lire des commentaires peu amènes disant qu’il était rempli de mots compliqués… moi, ça me plairait plutôt : des mots, on n’en connaît jamais assez !
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Non seulement des mots peu amènes, mais de vraies vacheries; j’ai trouvé ça très moche ( certaines ont été écrites avant la sortie en librairie ). Eh oui ! Il y a des gens qui n’aiment ni les mots compliqués, ni le fait d’en faire un usage un peu complexe, plus complexe que sujet-verbe-complément…Moi, j’ai adoré cette poésie, qui peut sembler à certains trop présente, trop lyrique,trop charnelle et rageuse, pas à moi, tout ça ne m’a jamais paru trop. Je connais les lieux ici aussi, le Plateau de Millevaches, comme je connaissais les Cévennes, et ce sont des régions poétiques( comme les grands Causses et les gorges du Tarn et de la Jonte ! ;)Il n’y a pas de mots compliqués, c’est leur assemblage qui est complexe, travaillé et c’est beau.
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Après un coup de coeur pour « Grossir le ciel », comment résister à « Plateau »?
La manufacture du Livres fait de bien beaux bouquins. Leurs couvertures savent mettre dans l’ambiance. Un billet très tentateur… Merci!
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vas-y sans hésiter !
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Il fait parti de ces quelques auteurs que j’ai vraiment très envie de découvrir et ce billet ne fait qu’amplifier cette envie.
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Tant mieux, c’est le but ! 😉
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magnifique chronique ! j’ai pour ma part adoré ce roman comme j’avais adoré son précédent ! un auteur qui met de la poésie dans un roman noir c’est rare pour être souligné ! je découvre ton blog par la même occasion 😉
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Bonjour ! Contente de ce commentaire. J’ai découvert avec Franck Bouysse une façon d’écrire rare, des sujets rarement traités ainsi, oui, avec cette poésie âpre, pleine de vent. J’ai déjà adoré « Grossir le ciel » avant, et ici, le talent se déploie magistralement.Moi, je connais Passion polar depuis un moment 😉
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Ayant énormément aimé le premier je me suis promis de lire celui là, il m’attend sagement et ton billet va le faire monter d’un cran dans ma pile
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Une drôle d’expérience en perspective ! Bonne lecture !
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J ai adore « grossir le ciel », ca m a scotché. Mais là, j ai ete déçue. J ai l impression de relire la même chose. J ai pensé a Ron Rash qui fait des livres si différents a chaque fois, avec la meme humanité.non, je n ai pas ete emballée. Peut être que du auparavant je n avais pas lu grossir le ciel j aurais mieux aprecié
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Ah, en fait, pour moi, ce sont deux livres très différents sur la forme et sur l’écriture. Je comprends que ça puisse ne pas plaire, c’est lyrique, emballé, bien plus que Grossir le ciel. Grossir le ciel est court, nerveux et parfois drôle, pas Plateau. Je pense que F.Bouysse est dans une sorte de quête, il trace un chemin, et tente des aventures. Je suis curieuse de voir ce que sera le prochain
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