» 15 mai 192*; six heures moins trois du soir.
Francis-Joseph Mac Philipp enjamba précipitamment les quatre marches conduisant à la porte vitrée de la pension Dunboy. La « Maison », comme on l’appelle dans les quartiers pauvres et crapuleux de Dublin, est une bâtisse en ciment armé, haute de quatre étages, située à gauche d’une ruelle recouverte d’asphalte et balayée par le vent, dans la rue B…, au sud de la ville. Une odeur indéfinissable d’humanité entassée emplit l’air ambiant. De l’immeuble même émane un relent de nourriture et de parquets récurés à l’eau chaude et au savon.
Une bruine tombait d’un ciel de plomb ballonné. De temps à autre, une volée de grêlons, chassée par une rafale, venait s’abattre avec fracas dans la rue et rejaillissait en sarabande sur l’asphalte fumant. »
Cela faisait un bon moment que je n’avais rien lu de cette collection que j’affectionne. J’ai donc tenté ce roman qui date de 1925, parce que c’est un roman irlandais, qu’il a été adapté au cinéma par John Ford et les éditions Belfond nous le proposent dans la traduction d’origine de Louis Postif.
Dans le Dublin des années vingt où les conflits s’enchaînent et où la misère prolifère, François-Joseph Mac Phillip, membre de l’Organisation Révolutionnaire, meurt sous la balle perdue de sa propre arme en voulant échapper au policier qui était à ses trousses. Mac Phillip a été dénoncé aux autorités.
« La maison avait été cernée par dix hommes sous le commandement de l’inspecteur Mac Cartney. Suspendu par la main gauche au rebord de la fenêtre de la chambre à coucher, située au premier étage, sur l’arrière, il logea deux balles dans l’épaule gauche de Mac Cartney. Comme il tirait à nouveau, sa main glissa et lâcha prise. Le bout du canon ayant frappé le rebord de la fenêtre, la balle partit en l’air et pénétra par la tempe droite dans la cervelle de Mac Phillip.
Quand on le retira de la caisse à oranges, dans le jardin où il était tombé, il avait cessé de vivre. »
Mac Phillip est recherché parce qu’il est « un assassin »:
« […] au mois d’octobre précédent, il avait tué le secrétaire de la section locale du Syndicat des fermiers pendant la grève des ouvriers agricoles à M… Depuis, il s’était caché dans les montagnes en compagnie d’individus recherchés par la police, brigands, criminels et réfugiés politiques. Une heure auparavant, il était arrivé à Dublin dans un train de marchandises dont le conducteur faisait partie de l’Organisation révolutionnaire à laquelle Mac Phillip appartenait lorsqu’il commit son crime. »
Gypo est son ami qu’il a chargé de transmettre des lettres à son père et sa mère et au Comité exécutif dirigé par le glacial Gallagher. Celui-ci a rejeté Mac Phillip du comité pour désaccord et il vient d’éjecter Gypo aussi. Mais Gypo va trahir son Frankie car une récompense de 20 livres est proposée à quiconque donnera de bonnes informations sur la cachette du fuyard. Gypo va trahir parce qu’il a faim, parce qu’il dort où il peut, souvent à la rue dans cette ville où semble tomber une pluie sans fin; Gypo va trahir aussi parce qu’il nourrit quelque rancœur contre son ami et parce que sa manière de réfléchir est celle d’un gros géant arrivé de sa ferme natale, portant encore en son cœur son père, sa mère, sa campagne…Gypo se rend à la police:
« Je viens réclamer la prime de vingt livres offerte par le Syndicat des fermiers pour des renseignements concernant le nommé Francis-Joseph Mac Phillip », dit-il d’une voix basse et profonde. »
Et va alors commencer la descente aux enfers du colosse au tout petit chapeau, si content de pouvoir faire le grand seigneur avec ses 20 livres en poche, si content de pouvoir manger, boire, et fanfaronner devant son amie Katie qui si souvent l’a aidé. Même si la mort de son ami le chagrine, acculé comme il l’était il n’a pensé qu’à sa survie. Il va même se rendre à la veillée funèbre où la douleur de Madame Mac Phillip qui l’a souvent nourri lui fend le cœur. Et balourd, le cœur tendre et dur en alternance, Gypo se trahira lui-même. Il va se trahir aux yeux de l’Organisation. Gallagher veut savoir qui a dénoncé Mac Phillip. Il veut savoir car cet homme autoritaire ne supporte aucun écart. La trahison n’est pas admise, quelle qu’en soit la raison.
Gypo sera donc le personnage emblématique de la complexité des hommes face à certains choix dans ce roman remarquable avant tout pour la qualité des descriptions des lieux, des ambiances et des portraits humains tant physiques que psychologiques.
C’est là qu’excelle Liam O’Flaherty, dont la plume peut sembler un peu désuète, mais pourtant par le sens de l’image il arrive à capter l’attention. Peut-être aurait-il fallu tenter une nouvelle traduction ? Je n’en sais rien, Louis Postif était un grand traducteur. C’est juste la langue qui n’est plus la même. En tous cas, décor plein de vérité, comme cet hospice de nuit pour les sans abris:
« Cette salle était pleine de monde. Elle était meublée de longues tables et de bancs en bois blanc, comme un café populaire. Certaines tables étaient garnies de journaux, d’autres, de jeux de cartes, de dames ou de dominos. À toutes, des hommes étaient assis. Quelques-uns lisaient; d’autres jouaient. Cependant, la plupart restaient silencieux, les yeux perdus dans le vague, envisageant l’horreur de leur existence. ceux qui n’avaient pas pu trouver un siège se tenaient debout autour des tables et suivaient les péripéties des jeux, les mains dans les poches, le visage figé dans une indifférence stupide. […] Travailleurs irréguliers, criminels à l’occasion, vieillards déchus, ils possédaient une si faible notion du plan ordonné de la vie civilisée, de ses lois morales et de son horreur du crime qu’ils étaient incapables de sentir l’émotion que le meurtre soulève dans le cœur tendre de nos épouses et de nos sœurs. »
On a beau être révolutionnaire, ça ne fait pas de vous un homme meilleur, que vous soyez pauvre ou riche ne vous donne pas des qualités et des défauts différents, et rien ici ne laisse supposer que les uns soient meilleurs que les autres. Qu’ils aient des convictions ou pas, qu’ils combattent pour améliorer le monde ou juste pour ne pas crever de faim, tous sont animés par les mêmes choses, et chacun rêve de pouvoir, c’est la seule chose peut-être qui soit unanime. Sans doute un petit peu trop long à mon goût, mais une vraie atmosphère assez déprimante tant rien n’y est vraiment beau. Chaque fois qu’on pense avoir rencontré une personne un peu plus charitable envers autrui, un grain de sable vient s’en mêler et au bout du compte c’est une vision très noire de la condition humaine qui est donnée là. L’écriture est sans affect, sans fioritures alambiquées; c’est direct et frappant. Gypo ( extrait du long et remarquable portrait de la page 19:
« Le dîneur portait une combinaison de coutil bleu et un foulard blanc enroulé plusieurs fois autour du cou. il avait une tête oblongue, des cheveux blonds coupés court et des sourcils noirs réduits à de simples touffes posées droit au-dessus de chaque œil, mais longues et pointues comme les bouts d’une moustache cosmétiquée. À eux seuls, ces deux dards avaient plus d’expression que les petits yeux d’un bleu terne dissimulés sous leur ombre farouche. […] Sur son corps immense et ses membres saillaient des muscles bombés pareils à des soulèvements inattendus brisant la régularité d’une plaine. Il se tenait raide sur son siège, sa grosse tête carrée vissée à son cou comme une épontille de fer rivée au pont d’un navire.
Tout en mangeant, il regardait devant lui. Il serrait sa fourchette dressée dans sa main gauche et frappait la table avec le bout du manche, comme s’il eût voulu battre la mesure à ses rapides coups de mâchoires. »
Tout est dit dans des scènes pleines d’odeurs, de bruits, de trognes, tout s’y passe sous la pluie et la bruine incessantes, tout semble se dérouler dans une demie obscurité, dans la lueur blafarde des réverbères. En écrivant ceci, je n’ai pas encore regardé ce que donne le film, que le préfacier Stève Passeur ne tient pas en haute estime, mais en lisant, oui, on imagine très bien un noir et blanc inquiétant et glacé.
Voilà, je ne juge pas nécessaire d’en dire plus, il faut entrer dans cet univers sombre, dans l’esprit de Gypo pas si bête, mais pas très stable, qui parvient à pleurer en repensant à sa jeunesse et à sa montagne, dans une page touchante (p.51 ) On finit par s’y attacher à ce pauvre gars avec son galure, partie de lui-même.
« Puis un immense désespoir s’empara de lui. Il aurait voulu garder pures les visions de son enfance : le paysage rustique d’un hameau de Tipperary, la petite ferme, le gros paysan à bonne face rouge, débordant de santé, qui était son père, sa mère au visage allongé, au cœur d’or, qui avait espéré le voir un jour devenir prêtre.
Plissant le front, il contempla longuement sa jeunesse disparue. Il se raidissait sur lui-même, comme si, par un simple effort musculaire, il fallait rebondir dans le passé à travers ces années de péché, de chagrin, de misère, jusqu’au petit hameau au pied des Galtees, où la vie s’écoulait, monotone, douce et paisible.[…]
Soudain il sentit sur chaque joue glisser quelque chose d’humide. Il tressaillit. Il versait des larmes. Il jura tout haut, troussa ses lèvres épaisses et grinça des dents. Sa jeunesse s’éteignit comme une chandelle soufflée par un courant d’air dans un long corridor. Le spectre grimaçant du présent redevint une réalité. Les mains de nouveau dans les poches, la tête légèrement inclinée en avant, et suspendue sur le pivot de son cou comme un ballon d’entraînement pour la boxe. »
Une lecture intéressante par son côté historico- politique, intéressante si on connait Dublin – ce qui n’est pas mon cas hélas – mais je le répète surtout par la très grande qualité des portraits et de toutes les descriptions sans concessions, comme les trois articles de presse, trois visions de Gallagher, comme le personnage de Biddy Burke et sa tirade formidable ( page 160 ), le très intéressant Dart Flynn ( page 219 ). Un vrai roman irlandais. Une vieille femme entonne « Kelly the boy from Killane »
Bonne lecture !