Quelques questions à Eva Dezulier, à propos de son roman.
« Les nuits prodigieuses » – éditions ELYZAD
Bonjour Eva et merci d’avoir accepté de répondre à quelques questions.
La lectrice de longue date que je suis et qui donc a lu beaucoup, est toujours émerveillée de constater qu’il est toujours possible d’être envoûtée, séduite, accrochée par une nouvelle écriture, de nouvelles histoires. Comme celle que vous me racontez dans ce très beau livre.
La première question qui me vient à l’esprit, celle que je me suis posée aux premières pages, c’est à propos du lieu où se déroule le livre, puis l‘époque. Vous avez su créer ces deux éléments, qu’on arrive à identifier, mais qu’on perçoit comme pure fiction. Ils semblent détachés de tout contexte réel comme dans un conte. Pouvez-vous m’en dire plus sur ce choix : les Pyrénées françaises et je suppose l’époque de la Retirada.
Eva : « En effet, l’histoire est à la fois située dans un contexte identifié (la frontière franco-espagnole dans les années 1940), et désancrée car le village de Machado n’existe pas, et on voit intervenir une part de merveilleux dans le récit. Ce village baigné de légendes et d’une atmosphère un peu magique est plus proche de l’espace du conte que d’un lieu réaliste.
Grâce à ce cadre hybride, la frontière, qui occupe une place importante dans le roman, est à la fois réelle et symbolique : elle peut représenter la séparation entre les hommes mais aussi la fraternité impossible, la mort, qui sépare le clandestin Guillermo de son fils…
En fait, l’écriture du roman est partie de recherches autobiographiques sur les origines de ma famille, qui a quitté l’Espagne pour fuir le franquisme. Au fil de mes recherches, c’est l’idée de frontière qui a retenu mon attention, car c’est un lieu où se jouent les vies et les destins. À commencer par celui de mon grand-père, qui a traversé clandestinement cette frontière, alors qu’il était encore enfant, et qui a été abandonné dans la montagne par son passeur. Donc il s’est retrouvé seul, en pleine montagne, sans protection, sans amour, aussi. Il m’a semblé qu’il y avait matière à rêver autour de cette montagne, où tout peut arriver, et où on s’interroge forcément sur ce qui relie les hommes entre eux. »
La Livrophage : Les quatre sœurs sont particulièrement remarquables. Elles me semblent être des personnages sortis d’une mythologie d’ici ou d’ailleurs, mais ce sont des conteuses hors pair. Comment vous sont -elles apparues ?
Eva : « C’est vrai qu’elles ont un rôle particulier. Elles forment une sorte de chœur, comme dans la tragédie antique, bien qu’elles interagissent tout de même avec les autres personnages. Leur quatuor fonctionne toujours ensemble, comme un seul personnage (d’ailleurs, à la fin, elles ne font plus qu’un avec leurs robes cousues ensemble.) Elles commentent l’action en évoquant le passé, l’avenir, et en explicitant les pensées de certains personnages. Elles les plaignent ou les favorisent pas des bénédictions. Je les ai imaginées très tôt dans la construction du livre, car elles sont très importantes pour donner au village son arrière-plan légendaire, et au roman son aspect polyphonique. Elles introduisent dans l’histoire des récits secondaires porteurs de sens.
Elles se réclament de la folie et de la fraternité, ce sont de bonnes sorcières, autour de leur puits. Elles discutent le lien entre amour et folie : l’amour est toujours une folie, mais c’est une folie plus grande encore que de ne pas aimer. »
La Livrophage : Enfin, plus globalement, j’ai trouvé à ce livre une forte personnalité non seulement dans l’écriture, mais aussi dans l’imaginaire ; les personnages sont très caractérisés, tous ont un caractère bien dessiné ; vous avez fait le choix de montrer des hommes sanguins, plutôt durs, sauf les bergers – je suppose que ce n’est pas pour rien – et des femmes résistantes, volontaires. Livia est vraiment une vision superbe quand Ange la regarde à la rivière. Ce texte a quelque chose de « biblique » et / ou de mythologique, tout en renversant pas mal de tabous. Que pouvez-vous me dire sur ma perception, juste ou erronée quant à ces personnages ?
Eva : « J’ai voulu des personnages hauts en couleur, avec une dimension symbolique (le soldat, le berger, l’amante…). Ils sont déjà des personnages des légendes que raconteront leurs enfants. Ils sont très caractérisés comme dans le conte. Il y a seulement trois familles, chacune avec ses particularités héréditaires . Donc le système des personnages est très défini.
Cependant, j’ai souhaité qu’ils gardent une certaine complexité : le soldat est détestable mais il n’a pas toujours tort, le berger est à la fois l’innocence même et un voleur patenté, Livia est d’une moralité impitoyable, tandis que la charité d’Eugenia la conduit à endosser le rôle de fille légère et celui de mère, comme les deux faces d’une même pièce.
Ma conviction, c’est qu’un bon personnage doit poser une question. On doit clairement comprendre cette question, la saisir immédiatement, c’est pourquoi je dessine nettement les caractères. Mais la littérature n’a pas vocation à fournir des réponses : elle aborde des sujets de toute façon insondables, inépuisables, qui, effectivement sont au cœur de toutes les mythologies. Elle ne peut donc qu’interroger. C’est en tout cas ainsi que je conçois mes personnages. »
Merci beaucoup Eva d’avoir accepté notre échange et y avoir répondu aussi clairement. Vos réponses m’apportent de très intéressantes pistes. Je vais attendre votre prochain roman, s’il y en a un en cours, avec impatience et curiosité. Celui-ci fut un enchantement.