Entretien avec Eva Dezulier pour son roman « Les nuits prodigieuses » (éditions ELYZAD )

Quelques questions à Eva Dezulier, à propos de son roman.

010765062« Les nuits prodigieuses » – éditions ELYZAD

Bonjour Eva et merci d’avoir accepté de répondre à quelques questions.

 La lectrice de longue date que je suis et qui donc a lu beaucoup, est toujours émerveillée de constater qu’il est toujours possible d’être envoûtée, séduite, accrochée par une nouvelle écriture, de nouvelles histoires. Comme celle que vous me racontez dans ce très beau livre.

La première question qui me vient à l’esprit, celle que je me suis posée aux premières pages, c’est à propos du lieu où se déroule le livre, puis l‘époque. Vous avez su créer ces deux éléments, qu’on arrive à identifier, mais qu’on perçoit comme pure fiction. Ils semblent détachés de tout contexte réel comme dans un conte. Pouvez-vous m’en dire plus sur ce choix : les Pyrénées françaises et je suppose l’époque de la Retirada.

Eva : « En effet, l’histoire est à la fois située dans un contexte identifié (la frontière franco-espagnole dans les années 1940), et désancrée car le village de Machado n’existe pas, et on voit intervenir une part de merveilleux dans le récit. Ce village baigné de légendes et d’une atmosphère un peu magique est plus proche de l’espace du conte que d’un lieu réaliste.

Grâce à ce cadre hybride, la frontière, qui occupe une place importante dans le roman, est à la fois réelle et symbolique : elle peut représenter la séparation entre les hommes mais aussi la fraternité impossible, la mort, qui sépare le clandestin Guillermo de son fils…

En fait, l’écriture du roman est partie de recherches autobiographiques sur les origines de ma famille, qui a quitté l’Espagne pour fuir le franquisme. Au fil de mes recherches, c’est l’idée de frontière qui a retenu mon attention, car c’est un lieu où se jouent les vies et les destins. À commencer par celui de mon grand-père, qui a traversé clandestinement cette frontière, alors qu’il était encore enfant, et qui a été abandonné dans la montagne par son passeur. Donc il s’est retrouvé seul, en pleine montagne, sans protection, sans amour, aussi. Il m’a semblé qu’il y avait matière à rêver autour de cette montagne, où tout peut arriver, et où on s’interroge forcément sur ce qui relie les hommes entre eux. »

La Livrophage : Les quatre sœurs sont particulièrement remarquables. Elles me semblent être des personnages sortis d’une mythologie d’ici ou d’ailleurs, mais ce sont des conteuses hors pair. Comment vous sont -elles apparues ?

Eva : « C’est vrai qu’elles ont un rôle particulier. Elles forment une sorte de chœur, comme dans la tragédie antique, bien qu’elles interagissent tout de même avec les autres personnages. Leur quatuor fonctionne toujours ensemble, comme un seul personnage (d’ailleurs, à la fin, elles ne font plus qu’un avec leurs robes cousues ensemble.) Elles commentent l’action en évoquant le passé, l’avenir, et en explicitant les pensées de certains personnages. Elles les plaignent ou les favorisent pas des bénédictions. Je les ai imaginées très tôt dans la construction du livre, car elles sont très importantes pour donner au village son arrière-plan légendaire, et au roman son aspect polyphonique. Elles introduisent dans l’histoire des récits secondaires porteurs de sens.

Elles se réclament de la folie et de la fraternité, ce sont de bonnes sorcières, autour de leur puits. Elles discutent le lien entre amour et folie : l’amour est toujours une folie, mais c’est une folie plus grande encore que de ne pas aimer. »

La Livrophage : Enfin, plus globalement, j’ai trouvé à ce livre une forte personnalité non seulement dans l’écriture, mais aussi dans l’imaginaire ; les personnages sont très caractérisés, tous ont un caractère bien dessiné ; vous avez fait le choix de montrer des hommes sanguins, plutôt durs, sauf les bergers – je suppose que ce n’est pas pour rien – et des femmes résistantes, volontaires. Livia est vraiment une vision superbe quand Ange la regarde à la rivière. Ce texte a quelque chose de « biblique » et / ou de mythologique, tout en renversant pas mal de tabous. Que pouvez-vous me dire sur ma perception, juste ou erronée quant à ces personnages ? 

Eva : « J’ai voulu des personnages hauts en couleur, avec une dimension symbolique (le soldat, le berger, l’amante…). Ils sont déjà des personnages des légendes que raconteront leurs enfants. Ils sont très caractérisés comme dans le conte. Il y a seulement trois familles, chacune avec ses particularités héréditaires . Donc le système des personnages est très défini.

Cependant, j’ai souhaité qu’ils gardent une certaine complexité : le soldat est détestable mais il n’a pas toujours tort, le berger est à la fois l’innocence même et un voleur patenté, Livia est d’une moralité impitoyable, tandis que la charité d’Eugenia la conduit à endosser le rôle de fille légère et celui de mère, comme les deux faces d’une même pièce.

Ma conviction, c’est qu’un bon personnage doit poser une question. On doit clairement comprendre cette question, la saisir immédiatement, c’est pourquoi je dessine nettement les caractères. Mais la littérature n’a pas vocation à fournir des réponses : elle aborde des sujets de toute façon insondables, inépuisables, qui, effectivement sont au cœur de toutes les mythologies. Elle ne peut donc qu’interroger. C’est en tout cas ainsi que je conçois mes personnages. »

Merci beaucoup Eva d’avoir accepté notre échange et y avoir répondu aussi clairement. Vos réponses m’apportent de très intéressantes pistes. Je vais attendre votre prochain roman, s’il y en a un en cours, avec impatience et curiosité. Celui-ci fut un enchantement.

« Les nuits prodigieuses » – Eva Dezulier- éditions Elyzad

Les nuits prodigieuses« La nuit des Onze

Ange

Aucune route ne mène à Machado. Le temps ici n’est pas le même qu’ailleurs, non. Les habitations les plus proches sont à six heures de marche. Elles ont l’air de décors miniatures, de part et d’autre de la montagne. On ne distingue pas le mouvement des voitures et des troupeaux. Aucun bruit ne nous parvient. C’est comme j’ai dit: elles pourraient tout aussi bien être peintes à même la roche. Ce qui s’y passe ne nous concerne pas. Machado vit à son rythme, on n’y respire pas le même air. Il y a bien un curé qui monte, une fois l’an, mais on a nos propres superstitions, auxquelles on croit davantage qu’au catéchisme d’en bas. C’est tout. Machado est un monde clos. »

Mais quelle belle découverte que ce petit livre inclassable. J’y ai trouvé un conte ou une fable, une fantaisie qui n’est pas sans rappeler la littérature sud-américaine, même si cette histoire se déroule tout près de la frontière espagnole et n’est pas toujours drôle. Le village de Machado voit passer de nombreux clandestins qui vont vers la France; Machado, me direz-vous, ça sonne espagnol, non ?  Et est pourtant en France? Machado est une sorte d’enclave dans les Pyrénées, qui comme le dit Ange le berger au début de cette histoire est un monde clos, qui pourtant laisse passer, traverser des clandestins allant d’un pays à l’autre. Ceci a son importance dans l’histoire, car c’est un de ces clandestins de passage, Guillermo, qui va laisser quelque chose qui chamboulera la vie de cette bulle spatio-temporelle, et la vie d’Ange d’abord. Dans ces montagnes merveilleuses, avec Eugenia, ils s’en vont:

« Je pense souvent aux millions de pas de tous les clandestins qui ont façonné ces chemins de hasard et d’adieu. J’ai parfois l’impression qu’ils sont là, tout autour de nous, et qu’ils nous accompagnent, quand le vent soupire. c’est comme j’ai dit: des vagabonds se cachent dans les taillis.

Le crépuscule habille les visages et les sentiers d’ombres mouvantes. Eugenia s’épanouit sur la route, et rit avec une gaieté que je ne lui connaissait pas. Ses pieds minuscules ne laissent pas de traces sur le sol poudreux. »

sheep-g43648c65a_640Ange est le berger d’un propriétaire de troupeaux, Mr Bartimée. Ange est un homme simple, qui vit de peu, accompagné d’Isidro, un ouvrier agricole. Le patron est un homme rude, en particulier avec son épouse Livia.

Un jour donc Guillermo, ingénieur clandestin, va confier un dessin, le plan d’une machine à cet Ange décontenancé. Il doit fabriquer cette machine et l’emmener au fils de Guillermo, Tomás, 9 ans, déjà en France. Ce serait bête de vous dire ce que doit fabriquer Ange, ni pourquoi, mais dans cette machine certains verront le diable et d’autres dieu. Alors que la réponse est bien plus simple. En tous cas, ce pauvre Ange va fabriquer cette machine en piquant ici et là – y compris chez son patron – des pièces hétéroclites pour la fabriquer. Une fois terminée, il en sera la première « victime ».

482px-Leonardo_da_Vinci_-_RCIN_912699,_Pictographs_c.1487-90Je mets des guillemets car, comme pour beaucoup d’entre elles, c’est l’usage qu’on fait des choses et aussi le « cœur » qu’on a qui en détermine l’action. 

Nuria, l’épouse d’Hostien, va être assassinée:

« J’ai touché le visage glacé de Nuria, ses mains, sa peau. Ce que j’ai d’abord pris pour une fleur rouge sur sa poitrine. Une putain d’idée stupide. Et même maintenant, j’y pense et je ne vois que la fleur.

J’ai contourné le lit, tiré les rideaux. Le soleil éclairait comme un phare. Éclairait ça. Rouge. Couleur invivable. On devrait l’interdire. Mon pied a buté sur quelque chose. La lame. Manquait la main. La plaie, la lame, la main, le nom. Qui? »

Chronique courte et qui se contente de dire mon enthousiasme pour vous inviter à aller faire un tour à Machado, mais quand même je ne vous laisserai pas en plan sans vous parler juste un peu des quatre sœurs, anachroniques et merveilleuses conteuses, Ada, Ida, Zelna et Florinda ( déjà rien que pour elles la lecture vaut le coup) :

« Quatre silhouettes voûtées surgissent derrière un bouquet de mélèzes rouges. Dans le petit matin, elles descendent à la queue leu leu vers la place du Velo Polvoroso. Vêtues de grandes robes à crinoline, elles font quand elles marchent un bruit de torrent. Ce sont les Impératrices. Elles sont sœurs, et la cadette doit avoir plus de cent ans.

Il y a longtemps, quand elles étaient jeunes, un homme les a aimées toutes les quatre. Un riche marchand à la peau sombre et au parler d’ailleurs. Il les couvrait de cadeaux et de toilettes chamarrées: elles étaient l’attraction du village. Le marchand, lui, n’appréciait pas qu’on lui demande d’où il venait. Il répondait qu’il était français, parfaitement français, puisqu’il habitait l’Empire. Alors on l’a surnommé l’Empereur, pour se moquer. On le disait avec une sorte de courbette ironique pour le faire enrager. Il n’était pas d’ici, c’est tout. Le soupirant est mort depuis longtemps, mais les quatre sœurs ont conservé leur titre dérisoirement clinquant d’Impératrices. »

Les femmes dans ce livre sont magnifiques, toutes, Livia, Ada, Zelna, Ida, Florinda et aussi Eugenia, et Nuria,Talia… Quant aux hommes, ils sont sanguins, colériques, immodérés, sauf les deux bergers, Ange et Isidro, doux comme leurs agneaux. 

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Bonheur, Rosa; Shepherd of the Pyrenees; Brighton and Hove Museums and Art Galleries; http://www.artuk.org/artworks/shepherd-of-the-pyrenees-74284

Voici une superbe histoire métaphorique sur l’amour, mais aussi sur la solidarité. En commençant cette lecture, je ne m’attendais à rien de particulier, et là, j’ai été « chopée »  aux premiers mots par la voix d’Ange et sa façon de s’exprimer ( beau travail sur les voix ):

« Et la vie de Machado se déroule sans penser au reste de la Terre. Même moi, qui travaille ici depuis tout petit, à la ferme de Ventanas, on m’appelle toujours « le gamin d’en bas ». On se moque un peu de moi, je crois qu’il n’y a pas de raison, non: c’est simplement que je viens d’en bas, c’est tout. »

Je m’arrête donc là, encore enchantée par cette si belle histoire pleine de magie, de charme(s), de nature, encore envoûtée par les voix des quatre Impératrices, majestueuses et bonnes. 

Quant à la machine, je ne saurais dire si je souhaiterais la posséder…A vous de voir, à vous de lire. En tous cas :coup de cœur !

Ange et Eugenia, fin du roman:

« Je l’observe à la dérobée. Les idées trottent dans ma caboche, de-ci de-là, comme le mouton à deux têtes. Dix minutes passent en silence, puis Eugenia recommence à bavarder de tout et de rien avec moi. Elle ne parle plus de reconstruire la machine et semble avoir déjà oublié cette conversation. Elle tourne dans ses doigts la médaille de Saint Gilles, qu’elle a trouvée dans la montagne, et qu’elle presse souvent contre ses lèvres. Ça ferait une bonne relique d’amour, oui. »

Pour toutes les femmes de ce beau roman et pour Ange le Tendre: