« Le graveur » – Bronwyn Law-Viljoen – éditions Zoé/ Ecrits d’ailleurs, traduit par Elisabeth Gilles

« Décembre 2005

J’ai peur qu’il n’y ait plus rien à dessiner. Voilà des mois maintenant que ce sentiment va et vient, il s’éloigne quand je suis dans l’atelier mais s’approche à pas de loup lorsque je suis dans la maison, au jardin, ou en route pour faire des courses. Parfois, au lieu d’arriver tout doucement, il me saute littéralement dessus dans un mouvement semblable à celui d’une voile qui se déploie soudain sous l’effet d’un vent violent, avec un claquement sec de la toile, et il me fait sursauter. Lorsque cela se produit, j’essaie de penser à des lignes, à des ombres, à la perspective, à des formes, ou je m’efforce de faire apparaître les images entières que je vois lorsque je ferme les yeux. Elles semblent avoir toujours été présentes à mon esprit, complètes, saccadées comme celles d’un film. »

Une lecture à des lieues de ce que j’ai lu précédemment, par une auteure sud-africaine. Chez Zoé, j’avais lu déjà « La voisine », par une femme sud-africaine elle aussi, et j’avais beaucoup aimé.

Surprise, intéressée et séduite par ce roman choral et touchée par ce personnage lunaire, un grand homme mince, maigre même, distrait souvent, et qui vit intérieurement de façon intense. Le récit se déroule sur 40 ans, par bonds en avant ou en arrière et March Halberg, lui, fait du taï -chi en pyjama dans le jardin de sa maison à Johannesburg. Dit comme ça, ça parait drôle; ça ne l’est pas. Mais c’est émouvant. Si ce personnage qui passe le plus clair de son temps dans son atelier de graveur amène un sourire sur les lèvres avec ses étourderies, c’est un sourire plus affectueux et compassionnel qu’autre chose. Car au fil des pages et des voix, on va comprendre qui est March, rêveur peut-être, oui, mais pour moi, c’est un homme empli d’un profond chagrin amoureux, un homme qui vit plus dans son monde que dans le monde. Sa distraction est un retrait, dans cette société encore sous le règne de la ségrégation, March vit dans une résidence fermée, et c’est toute une affaire pour laisser passer Stephen, son jardinier. Sa vie est essentiellement emplie de femmes qui à tour de rôle vont nous apprendre plus sur l’histoire de March. Il y a Ann, sa mère, Théa, une véritable amie mais aussi l’amour inaccompli de sa vie, source de son chagrin, c’est Théa qui va prendre soin de March, veillant sur lui et sur son œuvre, sur lui si distrait, un amour chaste mais intense, infini.

« Mon Dieu, je me comporte comme un adolescent amoureux! Troublé à la pensée de la femme que je connais depuis trente- quatre ans, qui ne me réserve plus aucune surprise mais dont la présence agite la mare quasi stagnante de ma vie comme une grosse pierre qui projette ses éclaboussures. Qui fait lentement remonter à la surface tout ce qui se décompose au fond et finit par former un nuage dense où je me débats en crachotant. Comme si je venais juste de comprendre que je pouvais respirer. »

 

Il y a Helena, galeriste ( j’aime beaucoup Helena et puis Stephen, professeur de lettres exilé du Zimbabwe, et qui sera le jardinier de March et finalement un peu plus que ça, un début d’ami pour cet homme solitaire. Stephen, séparé de son épouse Jestina.

« Je pensais à Jestina aussi, dans notre petite maison, et au feu dans le poêle, qui en ce moment devait brûler au ralenti. J’étais parti si loin d’elle pour me retrouver dans un lieu où j’attendais un seul mot qui changerait ma situation. À quoi en étais-je réduis. La colère me portait un peu et certains jours je l’entretenais comme la flamme d’une chandelle, la protégeais mentalement de la main et la regardais vaciller et crépiter. Mais elle était menaçante aussi et je la maintenais à distance autant que je le pouvais. pour pouvoir continuer et trouver le moyen de rentrer. »

Une autre femme intervient dans l’histoire, c’est Jane, la sœur morte jeune et brutalement, aimée tendrement par son frère.

Donc March est graveur. C’est l’occasion de nombreuses pages merveilleuses sur cet art; j’ai appris beaucoup de choses sur les procédés, mais jamais on n’est là dans la pure description technique, parce que c’est March qui opère et March n’est pas un homme ordinaire. March est un artiste prolifique, qui grave, imprime, grave et imprime encore, cherchant la perfection. Et sa maison est absolument débordante de ces gravures, des épais papiers où l’imaginaire et les obsessions de March s’affichent , une pléthore d’œuvres.

Théa, à la mort de March, va entreprendre le grand tri et le grand référencement de l’œuvre de son cher ami. Elle se fera aider par Helena qui va ainsi entrer avec une certaine stupéfaction dans cette œuvre incalculable, signée ou pas, dans l’univers mental de March et de ses personnages à l’allure de grands oiseaux – comme lui – ses femmes à chapeau, longues, élancées, de toutes ces créatures qui on le comprend ont hanté l’artiste.

« Cela la rongeait, ce sentiment de responsabilité ou peut-être le fait de se sentir obligée de rester dans cette maison vide pour y trier les choses accumulées par quelqu’un d’autre au cours de sa vie. Les promesses faites aux morts.C’était ce qu’elle avait reçu en héritage, elle y faisait face comme un boxeur qui crache son sang mêlé d’eau, refusant de s’effondrer, et elle se demandait s’il se trouvait quelqu’un dans son coin du ring. »

Mais c’est Helena qui devra porter cette œuvre au public; alors elle observe, après la mort de March qu’elle n’a pas connu, l’atelier dans ses moindres détails, elle refait l’histoire de cette somme d’heures, d’années à dessiner, graver, encrer, imprimer. En véritable connaisseuse, elle envisage March à travers son atelier, et ses outils et les traces de son travail:

« March a passé sa vie seul dans l’atelier, sans personne à ses côtés lorsqu’il ôtait une gravure de la presse. Il était artiste et graveur. Je n’avais pas encore regardé ses images de près, j’ignorais donc quel type de graveur il était – minutieux ou indifférent -, ce qui lui importait dans le résultat final, comment il traitait le papier, s’il visait à la reproduction parfaite d’un tirage à l’autre pour une même édition. Ses outils étaient usés mais il en avait pris soin, j’imagine que c’était un signe. »

Bien difficile d’écrire là-dessus. L’écriture est belle, bien rythmée et rend à merveille les ambiances. Dans les retours vers le passé, on assiste à des funérailles, avec Stephen on revient dans le monde réel du contrôle des papiers, des laisser-passer et de l’exil, avec Théa et son tempérament vif, on comprend l’amour que March lui porte sa vie durant…et on comprend quels furent les chagrins de March, on comprend mieux les relations de cet homme aux femmes de sa vie, et le cœur de sa vie, la gravure. Peut-être aussi que Stephen aura été un changement dans la vie de March, buvant le thé et discutant poésie; March semble à ces moments se réveiller de ses brumes, et ce sont de très beaux passages ( chapitre 22 – juillet 2006, Stephen ).

J’insiste tout de même sur l’univers de cet atelier de gravure, impressionnant par son côté très technique, mais par là même le talent de l’auteure à rendre la poésie de ce travail sans nous ennuyer. La technique est alors partie de la magie et personnellement je suis admirative des savoir-faire manuels, artisanaux. En cela ce livre m’a enchantée. 

« Les actes nécessaires à l’apparition de mon dessin n’ont rien d’original. Ils sont répétition, habitude et mémoire corporelle de comment se fait une gravure. Chaque matin, lorsque j’entre à l’atelier, j’en reviens à cette série de petites actions qui m’absorbent. Elles me trahissent rarement. Seul un faux mouvement de la main, un excès d’essuyage ici ou là, ou le fait d’oublier de régler la pression sur le plateau peut conduire à un ratage quelconque mais rien qui ne puisse être arrangé avec un deuxième essai. Je jette une gravure trop pâle, je recommence et, tout en appliquant l’encre sur la plaque, je prends ma respiration et dans cette respiration il y a l’excitation de ce qui va advenir. »

Enchantée par la lumière qui émane de ce livre, la beauté et l’amour de l’art, la délicatesse de l’écriture, la tendresse qu’on perçoit de l’auteure pour ses personnages. Comme le dit la 4ème de couverture, « des pages lumineuses sur l’art de la gravure », mais je dirais aussi que si on sait peu ou rien de cet art et qu’on est un peu curieux on a tout à gagner ici.

Les illustrations ici sont des œuvres et des artistes dont il est question dans le roman.

Ce fut une belle lecture apaisante, douce et poétique.

14 réflexions au sujet de « « Le graveur » – Bronwyn Law-Viljoen – éditions Zoé/ Ecrits d’ailleurs, traduit par Elisabeth Gilles »

    • Non, je n’ai pas lu Ninive; j’ai beaucoup aimé La voisine, oui, et celui-ci est vraiment chouette aussi. Je me disais en le lisant que c’est une atmosphère particulière, ces histoires en Afrique du Sud. Quelque chose de « feutré », des choses effleurées qui laisse la lectrice supposer, c’est assez fin en tous cas, et oui, jolie maison d’édition

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    • Alors c’est l’occasion. J’ai chroniqué un autre roman chez Zoe, La voisine, qui se déroule aussi en Afrique du Sud et sincèrement, j’ai beaucoup aimé. Celui-ci m’a plu pour l’artiste lunaire qui fait du tai chi en pyjama dans son jardin, ce qui reflète assez bien son tempérament. Et pour en effet tout ce qui concerne l’art , l’atelier, la gravure des plaques, l’encrage, l’impression…Sans jamais m’ennuyer. Et puis toutes ces femmes…Un beau livre, qui reflète la variété des possibilités de lecture pour celles et ceux qui aiment rompre la monotonie !

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  1. Merci pour votre réponse sur mon blog. Je viens de relire votre article sur « Le graveur » et j’ai évidemment une envie furieuse de le lire. Tout me parle dans ce que vous écrivez du récit: le graveur, l’art comme repli, comme refuge, et bien-sûr les pages sur la gravure. Je vais essayer de me le procurer. Merci à vous !

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