Coup de coeur pour un très beau roman. Décidément, l’arrivée chez nous de la littérature islandaise nous ouvre de nouveaux horizons. J’avais déjà parlé de Jon Kalman Stefansson, de Ava Audur Olafsdottir, et voici le premier roman traduit en français de Kristin Marja Baldursdottir : un grand bonheur de lecture !
Je vous livre la 4ème de couverture : » Karitas grandit avec sa mère et ses frères et soeurs dans une modeste ferme d’un fjord dans l’Ouest de l’Islande. Le père, comme beaucoup de courageux marins, est disparu en mer. En 1915, la mère décide de partir pour le Nord et d’offrir à ses 6 enfants des études. Défi insensé pour l’époque. Tous vont devoir travailler dur, et se montrer à la hauteur d’une ténacité maternelle sans faille.
Karitas s’occupera longtemps du foyer et du petit dernier avant d’aller avec les femmes se brûler les mains à saler le hareng. Mais au fond d’elle-même, elle se sent une âme d’artiste et dessine comme son père lui avait appris. Karitas rêve d’une tout autre vie. Et n’aura de cesse de chercher le chaos, dans la peinture comme dans la vie. Mais comment se consacrer à l’art quand le plus bel homme d’Islande n’arrête pas de lui faire des enfants ? «
Ce livre est d’abord remarquable par sa construction. L’auteur entame chaque chapitre par quelques paragraphes qui sont des carnets de croquis. En quelques phrases, elle nous livre le regard que porte Karitas sur ce qui l’entoure : paysages, scènes de vie, instants d’intimité entraperçus,…Puis l’histoire se déroule, mêlant peintures de la vie rude de ces femmes souvent seules quand les hommes sont en mer, comme le salage des harengs qui les brûle jusqu’à l’os, la préparation des réserves pour le long et sombre hiver arctique, le tricot et la couture pour vêtir tout le monde…Ainsi le livre nous décrit ce qu’était la vie dans ce pays de 1915 à 1939, dans des paysages époustouflants et sauvages. Et un portrait social, où l’on constate que quelles que soient les rancunes, les inimitiés, les préjugés portés sur autrui, la solidarité est une règle de vie à laquelle personne ne déroge.
Ensuite , on découvre une culture qui bien que rigoureusement chrétienne, a gardé ses mythes et ses légendes. La Montagne des elfes regarde le village, et on fait attention en passant par là, pour ne pas déranger le petit peuple !
Mais avant tout, ce sont des vies de femmes racontées avec une humanité bouleversante. Karitas, belle et fougueuse, que la vie va rudoyer plus que de raison et qui rôdera souvent au bord de la folie.Sa mère, qui malgré sa pauvreté et les regards surpris des autres, travaillera tant et tant pour que ses enfants, garçons ET filles fassent des études. Et toutes les autres, dures à la tâche, qui jamais ne se plaignent et trouvent toujours sujet de satisfaction, toutes ces femmes courageuses et admirables …
En lisant ces lignes, on regarde, on voit vraiment une magistrale fresque, qui toujours à travers l’oeil d’artiste de Karitas émeut et émerveille.
Voici un extrait de ces carnets de croquis :
« Karitas
Sans titre, 1915
dessin au crayon
Le soleil matinal colore le fjord et la ville.
Lumière étrange sur la vallée et la mer. Pâle
et nimbée de brume au petit matin, éclatante de couleurs
et enjouée à la mi-journée, profonde et
paisible au crépuscule.
La montagne de l’autre côté du fjord change de
parure plusieurs fois par jour comme une femme riche,
en robe du matin bleu ciel, robe du jour
bleu marine, robe du soir mauve.
Lorsque je suis arrivée ce printemps, elle avait
un chapeau blanc sur la tête.
Je suis assise sur le bidon de lait dans la pente
et regarde la montagne et le fjord.
Fais tourner ma tête, extasiée et euphorique,
pour imprimer cette immensité dans mon esprit
afin que je puisse la garder et la rappeler à moi les soirs
où l’étroitesse du grenier m’enserre dans son étau.
Je vois alors la femme avec le chapeau.
Elle se tient plus bas dans la pente, me tourne le
dos, l’herbe lui arrive jusqu’aux genoux et caresse
sa souple jupe de velours.
Elle tient une palette dans sa main gauche, celle
de droite s’agite rapidement au-dessus d’un
tableau posé devant elle sur trois longs piquets.
Femme peignant un tableau.
Un tableau matinal du fjord et de la ville
dans la lumière dorée du soleil.
Reproduction parfaite, photographie en couleurs.
Dans sa main, un fin pinceau met de la vie dans les nuages,
c’est comme s’ils bougeaient sur le tableau
et un souffle d’air apporte une étrange odeur,
on dirait qu’elle émane des nuages.
Elle ne me voit pas, dans la pente, sur le bidon de lait.
Elle tousse alors dans la quiétude du matin.
Je sursaute, me lève à la hâte, vais m’en retourner à la maison
mais ma jupe est prise dans mes pieds.
Je la tire brusquement et le bidon de lait
ivre de liberté, se précipite vers le bas de la pente.
Dévale en roulant, s’ouvre et laisse échapper un
petit ruisseau blanc qui serpente joyeusement
au milieu des brins d’herbe. «
Pour finir, je dirais que ce livre est à mon avis pour un large public, mêlant reconstitution sociale, humaine et historique avec le destin d’une belle et touchante figure romanesque, une grande héroïne passionnée. J’attends avec impatience de découvrir quelle sera sa destinée, puisque la suite vient de paraître chez le même éditeur : « Chaos sur la toile » .