Même morts, les garçons étaient un problème.
Le cimetière clandestin se trouvait dans la partie nord du campus de Nickel, sur un demi-hectare de mauvaises herbes entre l’ancienne grange et la déchetterie de l’école. Ce champ avait servi de pâture à l’époque où l’établissement exploitait une laiterie et en vendait la production dans la région – une des combines de l’État de Floride pour décharger les contribuables du fardeau que représentait l’entretien des garçons. »
Me voici enfin face à cette lecture achevée…Même si elle fut dérangée par tout un tas d’interférences, c’est un roman d’exception, pour de multiples raisons. Une d’elles est qu’on entre sur le campus de Nickel, dans la vie d’Elwood Curtis et de ses camarades de douleur, qu’on tourne les pages sans s’en apercevoir, capté par la force de l’écriture.
Compétition de lavage de vaisselle, Elwood gagne une encyclopédie:
« Elwwod demanda à la gouvernante d’étage de prévenir sa grand-mère qu’il rentrait à la maison. Il avait hâte de voir la tête qu’elle ferait en découvrant l’encyclopédie, élégante et distinguée, sur leurs étagères. Courbé en deux, il traîna les cartons jusqu’à l’arrêt de bus de Tennessee Avenue. Vu depuis le trottoir d’en face, ce jeune garçon sérieux qui traînait derrière lui sa part de savoir aurait pu appartenir à une scène peinte par Norman Rockwell, si Elwood avait eu la peau blanche. »
Par sa fluidité, par son ton qui donne dignité et voix aux personnages, aux victimes de cette page d’histoire, prenant souvent de la hauteur pour reprendre un peu d’oxygène, c’est une réussite totale. Car c’est une histoire affreuse, honteuse que nous raconte là Colson Whitehead.
« Spencer adressa un signe de tête à Franklin, qui agrippa les coins de son pupitre. Le sous-directeur réprima un sourire, comme s’il avait toujours su que le garçon reviendrait. il s’adossa au tableau noir et croisa les bras. « La journée est déjà bien avancée, dit-il. Je vais donc être bref. Vous êtes tous ici parce que vous êtes incapable de vivre avec des gens respectables. Bon. Nickel est une école, et nous sommes des professeurs. Nous allons vous apprendre à faire les choses comme tout le monde.
« Je sais que tu as déjà entendu tout ça, Franklin, mais visiblement ça n’a pas suffi. Peut-être que cette fois tu vas te le rentrer dans le crâne. Pour le moment, vous êtes des Asticots, et si vous travaillez bien vous devenez Explorateurs, ensuite Pionniers et, pour finir, As. Restez dans le rang, vous gagnerez des bons points et vous grimperez les échelons. Votre objectif est de passer As, à ce moment-là on vous donne votre diplôme et vous pouvez retrouver votre famille. » Une pause. « À supposer qu’elle veuille encore de vous, mais ça, c’est votre problème. »
Avec un talent fou, jamais dans l’outrance, toujours sur une ligne qu’on croirait tranquille mais qui ne l’est pas… cette ligne est une corde qui vibre de colère sans jamais hurler. Un réquisitoire digne. C’est je crois de cela dont il est question, la dignité rendue à tous ces garçons qu’on prétendait « redresser », mais qu’on voulait anéantir. Certains personnages, comme Griff, sont noirs mais odieux:
« Tous les garçons soutenaient Griff, même si c’était une brute minable[…]. Il leur faisait des croche-pieds et s’esclaffait quand ils s’étalaient, les martyrisait quand il était certain de s’en tirer à bon compte.
Il les traînait dans des pièces obscures et les humiliait. Il puait le cheval et insultait leur mère, ce qui était assez mesquin vu que la plupart d’entre eux n’en avaient plus. Il leur volait régulièrement leur dessert – le raflait sur leur plateau avec un grand sourire – , et même si les desserts en question n’avaient rien de délicieux, c’était pour le principe. »
Années 60. Elwwod Curtis, jeune homme éduqué par une grand-mère bienveillante, juste et bonne, empli du message de Martin Luther King s’apprête à intégrer l’université. Mais à cause d’une erreur judiciaire, il va se retrouver à la Nickel Academy, une maison de correction dont l’objectif affiché est de transformer les délinquants en « hommes honnêtes et honorables ».
On se rend bien vite compte qu’il n’en est rien. Nickel est une machine à broyer, où les pires sévices sont prodigués avec un plaisir certain sur les garçons, sur les enfants car il y a là des petits de 5 ans. Il est bien sûr ici question de cette histoire sans fin du racisme, de la ségrégation et des luttes raciales aux Etats -Unis.
« Le sous-sol qu’Elwood et Turner nettoyèrent cette après-midi-là servait de chambre à ces garçons esclaves. Les nuits de pleine lune,ils se dressaient sur leur lit de camp et contemplaient son œil de lait par l’unique soupirail fêlé.
Elwood et Turner ignoraient l’histoire de ce sous-sol. Ils avaient pour mission de débarrasser dix décennies de bazar accumulé afin que la pièce puisse être transformée en salle de jeux avec carrelage en damier et boiseries aux murs. »
Ce roman s’inspire de faits authentiques et c’est tellement épouvantable que je ne rajouterai rien de plus à cette présentation, seulement cet excellent article du Huffington Post qui livre les faits dont s’est emparé l’auteur – et on a froid dans le dos. Je n’ai aucune envie ni aucun besoin d’en dire davantage sur le sujet, mais ce dont je suis certaine, c’est qu’effectivement, comme je le lis partout, Colson Whitehead qui a été couronné de 2 prix Pulitzer, est un auteur qui marquera le XXIème siècle. Il y a chez lui une sobriété remarquable, un sens du second degré et une forme tranquille d’ironie qui mieux que les vociférations rendent sa voix très puissante, rendant justice à tous ces pauvres garçons victimes d’être nés noirs de peau.
« À Nickel. Nickel le pourchassant jusqu’à son dernier soupir – jusqu’à ce qu’un vaisseau explose dans son cerveau ou que son cœur s’effondre dans sa poitrine – et encore après. L’au-delà qui l’attendait serait peut-être Nickel, une Maison-Blanche au pied de la colline, une éternité de bouillie d’avoine et l’infinie fraternité des garçons brisés. »
Des personnages, dont certains très attachants comme Elwood et son ami Turner. Sous l’égide de Martin Luther King, mise à mal pour Elwood et l’expérience Nickel, et l’expérience prison…
« Une prison à l’intérieur d’une prison. Durant ces heures interminables, il se débattait avec l’équation du Révérend King: « Jetez-nous en prison, nous continuerons à vous aimer… Mais ne vous y trompez pas, par notre capacité à souffrir nous vous aurons à l’usure, et un jour nous gagnerons notre liberté. Non seulement nous gagnerons la liberté pour nous-mêmes, mais ce faisant nous en appellerons à votre cœur et à votre conscience et ainsi nous vous gagnerons aussi et notre victoire sera double. » Non, décidément, il n’arrivait pas à franchir le pas de l’amour. Il ne comprenait pas plus le point de départ de cette proposition que le désir de l’accomplir. »
Je mêle ainsi ma voix à toutes celles qui ont déjà si bien parlé de ce roman. Chez les amis de Nyctalopes et Un dernier livre avant la fin du monde
Remarquable en tous points. Coup de cœur ressenti dès les premières pages.
Ce que tu écris est évidemment très tentant. Mais je me méfie quand même car j’ai entendu de très nombreuses louanges à propos de « Underground Railroad » que je n’ai pas apprécié plus que ça… On verra donc à l’occasion, si ce livre croise ma route.
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Je peux comprendre, et puis nous ne sommes pas toutes/tous sensibles aux mêmes textes. Mais je crois aussi que je préfère celui-ci au précédent. Il est moins touffu et plus efficace, je trouve. Et présente l’avantage aussi de rendre compte de l’histoire révoltante de cet établissement qui a pris fermé il y a si peu de temps
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J’aime beaucoup la façon dont Colson Whitehead réveille nos consciences….. Efficace et nécessaire J’ai également beaucoup aimé 🙂
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C’est ça, efficace et nécessaire. J’ai préféré celui-ci à Underground railroad qui était déjà un sacré livre
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Mais oui, toujours sur la ligne, c’est tout à fait ça ! Et on sent tout de même tellement la colère qui le pousse à écrire.
Pour moi, il n’a pas tout à fait égalé Underground railroad, mais je n’ai vraiment rien à lui reprocher.
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Ah intéressant, j’ai préféré celui-ci ! 🙂
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J’avais comme Sandrine eu un avis mitigé suite à la lecture de Underground Railroad. Mais je me suis tout de même laissé tenter par tous les éloges lus sur celui-là qui a rejoint mes étagères…
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Eh bien, j’attends ton avis. Comme je l’ai déjà écrit ici en commentaire, j’ai préféré celui-ci, une colère froide, plus fluide, plus sobre dans son expression et qui alors prend une grande force
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Très belle chronique! J’avais beaucoup aimé « The underground railroad » et j’ai vraiment adoré ce livre, je l’ai préféré au précédent d’ailleurs! Cette histoire m’a rappelé un peu l’histoire du livre de Lorenzo Carcaterra, « The sleepers »! Ce qui m’a frappé, c’est qu’après lecture du livre, j’ai regardé un reportage sur les « white house boys » et l’un deux décrivait le « Dozier school » (maison et école de redressement pour jeunes) comme une belle école avec un beau terrain, des bâtiments agréables, de magnifiques arbres, lors de son arrivée tout comme Elwood Curtis le fait dans le livre! C’est ce qui est effrayant c’est qu’il y a eu des centaines d’Elwood et de Turner qui sont morts si jeunes sous les coups de leurs bourreaux et je trouve que Colson Whitehead rend un très bel hommage à tous ces garçons!
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En phase avec toi Wivine, j’ai trouvé que ce livre rend dignité et justice à tous ces garçons. J’ai mis un lien je crois dans l’article sur Dozier school, abominable histoire…
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Ping : « Underground Railroad » – Colson Whitehead – L'ours Benjamin
Voilà encore un récit document nécessaire, un livre d’une excellente construction et des personnages marquants. Cependant, déjà dans Railroad, il m’est arrivé plusieurs fois de perdre le sens d’une phrase par rapport à la précédente. C’est peut-être l’ironie dont tu parles que je ne saisis pas immédiatement. J’aime la matière du livre et peut-être un peu moins le style de l’auteur.
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Je suis d’accord avec toi pour Underground railroad, et je préfère celui-ci justement parce que je le trouve plus épuré côté écriture et de ce fait plus percutant. Oui, il y a de l’ironie- amère – dans le ton, ça m’a beaucoup plu.
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Moi aussi, mais mon esprit suisse et lent n’y est pas habitué…
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😊😘
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