« Victor Kessler n’a pas tout dit » – Cathy Bonidan – éditions La Martinière

« Prologue

La tranquillité est un don du ciel. Il ne faut pas croire qu’elle va de soi.

Je n’aurais pas imaginé, à vingt ans, que je regretterais un jour les ruelles de mon village, le paysage monotone des forêts dans la brume et la répétition inlassable des jours sans aspérités. Je pense à tout ce qu’on a écrit sur moi depuis le début de cette histoire. Les journalistes se sont régalés. C’est leur métier. Mais jamais, non jamais je n’ai lu un résumé limpide des événements.

L’exercice est périlleux car les faits sont troublés par le filtre des souvenirs. Les sentiments eux aussi ont pollué le terrain. »

Je découvre Cathy Bonidan avec ce roman volontiers qualifié de policier. S’il y a une enquête – et pas strictement policière –  ce roman sensible et je trouve assez mélancolique aborde des sujets qui m’ont beaucoup touchée. D’autant qu’ici l’écriture est belle, chaque mot en bonne place, pas de « pathos », juste une empathique et fine analyse des douleurs de l’enfance, des familles et des couples qui dysfonctionnent, mais aussi de la province, de la vie des milliers de petits villages avec leur école – ce qu’il en reste encore – , le café, la coiffeuse et les histoires qui circulent, vraies ou fausses amenant parfois de lourdes conséquences.

S’emparant avec force d’une époque, les années 70, d’un lieu marqué plus tard par plusieurs faits divers sordides, les Vosges, et d’un milieu, les écoles élémentaires, qu’elle connait bien puisqu’elle est institutrice ( c’est le terme qu’elle affectionne pour nommer son métier ), Cathy Bonidan construit un récit à deux voix, celle de Victor Kessler, un vieil homme, et celle de Bertille, notre héroïne si attachante. L’art du portrait, Bertille:

« Dans la galerie marchande, une femme blonde avance à contre-courant. Son cou long et obstiné brave le flot des clients, mais chaque mouvement est hésitant et ressemble à une excuse. Impossible de distinguer la couleur des yeux qu’elle garde baissés sur ses notes. Comme toutes les personnes qu’on croise dans la vraie vie, elle est insipide. Si on la catapultait dans un feuilleton télévisé diffusé à l’heure du dîner, elle serait maquillée, habillée avec des vêtements colorés qui relèveraient son teint pâle. Alors elle serait belle, sans doute et les téléspectateurs envieraient son aisance et sa simplicité. Mais, sous l’éclairage cru des néons qui accentuent ses cernes, l’enfant qu’elle était transparaît en filigrane. Une petite fille sage, en apparence attentive, épaules rentrées pour limiter la place qu’elle occupe au troisième rang de la classe. »

Bertille est enquêtrice pour un institut de sondage et elle travaille ce 3 décembre 2017 auprès des consommateurs présents dans un centre commercial. Elle va ainsi vouloir interroger un vieil homme, Victor André/Kessler, mais il va faire un malaise; elle va récupérer son cabas qu’elle a l’intention de lui ramener à sa sortie de l’hôpital, mais ce cabas à la doublure décousue contient l’histoire d’une vie et d’une histoire tragique. Ce sera un virage dans la vie de Bertille, un moment qui va changer sa vie.

« Sa rencontre avec Victor André fut un des moments clés de son existence, une de ces charnières que l’on identifie des années plus tard, lorsqu’on entame l’automne de sa vie et qu’on se retourne, en se demandant comment on en est arrivé là. »

Quand je dis une, ce sont en fait des vies entières et leurs secrets qui sont dans les pages écrites par Victor.

« Aujourd’hui, je revois l’année scolaire 72-73 comme la meilleure de ma vie. Ça ne devrait pas. Après tout, c’est à partir de là que tout a basculé et que mon avenir s’est profilé comme la suite sans fin de journées éclairées au néon et de douches collectives. Pourtant c’est un fait, je repense à cette année et le sourire force mes lèvres. Lorsque la porte de la classe se refermait, je vivais un moment magique. La sensation de quitter la réalité pour accéder à un monde protégé. La proximité des enfants sans doute. »

Bertille ne pourra pas s’empêcher de lire ces pages et d’en ressortir très chamboulée, intriguée, sa curiosité affûtée. Elle est dans une situation personnelle difficile – euphémisme – et va se lancer dans une enquête sur cet homme accusé des pires horreurs, qui a passé 30 ans en prison sans jamais vraiment se défendre. Au sujet des enfants, Victor écrit:

« Du haut de mon mètre quatre-vingt-six, je devais leur sembler immense et indestructible. […] Demander la vérité aux enfants est un acte de maltraitance. L’enfant est là pour mentir, parce que le mensonge est un rêve. En lui demandant de dire la vérité, toute la vérité, on lui ouvre la porte d’un monde triste et immuable où le jeu ne repart pas à zéro tous les matins, une partie dans laquelle on n’a qu’une vie. »

C’est ça qui intrigue Bertille, ça qui va l’emmener à Saintes-Fosses où sa vie

malgré elle sera transformée à travers ce qu’elle va découvrir.

« La chambre donne sur la vallée. Ici et là quelques maisons punaisent le paysage et égratignent de rouge son camaïeu de gris et de vert. Mais la forêt résiste. Elle panse ses plaies et dégouline depuis les sommets arrondis jusqu’aux abords des serpents de bitume. Devant la fenêtre ouverte, le froid mordant prend possession de Bertille sans qu’elle oppose la moindre résistance. »

Elle va démêler les nœuds de sa propre histoire en découvrant celle de Victor Kessler et des habitants des lieux qui y sont liés, elle va trouver un soutien parfois rétif du gendarme Christophe Houdin et une amie en la personne de Nadine Lecomte. Cette femme l’accueille dans sa pension de famille, et fêtera la fin de l’année en sa compagnie et celle de Gabin, pittoresque patron du café de Saintes-Fosses, taciturne et bougon ( j’adore ce portrait ! ):

« Alors, pour meubler la matinée, je retournai au café de Saintes-fosses.

J’y découvris son nouveau patron, absent lors de ma dernière visite. Un homme pachydermique: le corps massif, les gestes lents et mesurés. Je l’observai d’un œil pendant que mon thé infusait. Il répondait à chacun sur un ton bourru qui n’engageait pas à faire la conversation, pourtant, les clients restaient accoudés au comptoir, sans paraître rebutés par son impolitesse. De temps en temps, la stature imposante lâchait un grognement qui suffisait à relancer la discussion de l’autre côté du comptoir. On parlait de la météo ou de l’actualité et celui qu’on appelait Gabin, participait à tous les débats sans jamais ouvrir la bouche. Je bus deux grandes tasses de thé avant d’avoir l’occasion d’être seule face à lui. Il ne me laissa pas finir ma phrase.

-Je sais qui vous êtes. Mon commis m’a raconté que vous aviez déjà questionné mes clients. Payez votre thé et sortez, j’ai rien à vous dire. »

Le journal de Victor et l’enquête de Bertille qui rédige au jour le jour son propre compte-rendu sur cette affaire, curieusement se mêlent, entre souvenirs d’enfance et souvenirs d’école si intimement liés, et souffrances d’adultes malmenés. Le secret, les non-dits sont centraux dans cette histoire, puisqu’ils sont à l’origine d’erreurs, de jugements erronés et de nombreuses souffrances. Le lecteur peu à peu découvre le destin de Bertille, et celui de Victor, mais aussi de Simon et Céline:

« Une petite fille adorable devenue une adolescente souriante puis une jeune femme rayonnante. Les anciens du village mettaient en avant l’aide qu’elle avait apportée à sa famille et l’amour qu’elle vouait à son frère. Bref, on ne tarissait pas d’éloges sur la poupée blonde qui avait illuminé le salon de coiffure de Saintes-Fosses après avoir ensoleillé les bancs de l’école communale. « 

La qualité de l’écriture met en lumière des thèmes durs et forts, l’enfance maltraitée, les conséquences des maltraitances, les violences conjugales, la détresse et la solitude des victimes. C’est bien là le sujet majeur, le cœur de l’histoire et ce qui en fait la finesse et l’intelligence. Bertille est bouleversante, et on ne peut que s’attacher à cette femme non pas fragile mais fragilisée par une histoire très violente et infiniment triste, une jeune femme qui n’a plus confiance en elle, qui se sent coupable, son parcours est un calvaire.

« Les premières personnes qui me croisèrent se mirent à crier et appelèrent la police.

Ensuite, tout alla très vite. »

J’ai aimé, avec une certaine nostalgie, ce monde des écoles rurales. Je suis née, comme mes sœurs et frères, dans une de ces petites écoles qui sentent la craie, le vieux plancher et j’y ai grandi, en trois lieux différents. J’ai connu ces ambiances villageoises faites de potins et de ragots parfois, mais ce sont des choses que les enfants ignorent jusqu’à un certain âge. Eux vivent comme Simon, comme des enfants, Simon qui a bien assez à faire avec sa vie de gosse; Simon, petit frère de la belle Céline dont tout les garçons sont amoureux…Et Victor n’y échappe pas.

 » Pendant cette confession, elle s’était approchée de moi jusqu’à pratiquement se lover dans mes bras. Je fermai les yeux et le sentiment de plénitude que je ressentis à cet instant fut tel que je lui promis de faire tout ce qu’elle me demandait et qui tenait en un seul mot: rien. Je réussis tout juste à ce qu’elle me jure qu’elle viendrait me voir si jamais  son frère récidivait. Elle me remercia et m’embrassa tendrement sur la joue avant de quitter la classe. »

Saintes-Fosses, de prime abord sympathique village, va révéler des secrets monstrueux grâce à Bertille. Elle va vivre ces moments avec intensité et se libérera elle aussi d’un lourd fardeau personnel.

« Bien sûr, ces pages rédigées après coup sont loin de votre histoire, mais elles sont nécessaires pour moi. Car en écrivant, je comprends une chose: en me penchant sur votre passé, en plongeant quarante-quatre ans en arrière, je réussis à gommer tout ce qui m’est arrivé depuis. Ma vie, mon enfance, ma naissance. En 1973, mes parents ne s’étaient même pas encore rencontrés. »

Dans ces brumes vosgiennes, on s’attache fort aux personnages, et la finesse du propos fait de ce roman intelligent, au style limpide, un très beau moment de lecture, plein d’humanité et de douceur, malgré les vies fracassées dont il est question. La fameuse résilience sauvera Bertille.

« En vivant ici avec Nadine, Victor, j’ai découvert le bonheur d’être attendue quelque part et cette sensation a créé un manque a posteriori. Je ne me souviens pas qu’on se soit inquiété pour moi, auparavant. »

Je suis loin de vous dire tout ce qui se tisse et se dénoue dans ce livre, bien sûr; s’y mêlent des souvenirs qui font mal, un présent retrouvé, des ombres effacées, des taches dissoutes…et tout ça sans aucune lourdeur, ni de style ni de ton. On est amené à la fin de ces destins sans quitter le fil, et pour arriver au fin mot de l’enquête vraiment aux derniers chapitres. Je ne peux que vous conseiller de regarder chez Nyctalopes l’article qui lui est consacré et surtout l’entretien avec Cathy Bonidan, une femme discrète, secrète et extrêmement sympathique.

 

5 réflexions au sujet de « « Victor Kessler n’a pas tout dit » – Cathy Bonidan – éditions La Martinière »

  1. Une superbe chronique ! Des extraits choisis, des photos, le tout restituant une véritable ambiance dans laquelle je retrouve celle de mes moments d’écriture… Un grand merci pour ce travail d’analyse, et pour les éloges bien sûr, même si je ne suis pas certaine de tous les mériter 😉…
    Bien amicalement,
    Cathy Bonidan

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