S : Bonjour Ronan, et merci d’avoir accepté d’échanger avec moi.
R : Il est toujours extraordinaire de constater l’incarnation des personnages dans l’esprit d’un lecteur, d’une lectrice, c’est vraiment impressionnant. Échanger ainsi est l’occasion, pour l’auteur aussi, de peut-être mieux comprendre ce phénomène mystérieux qu’est d’imaginer et d’écrire une histoire. Donc, merci à vous !
S : J’ai pris beaucoup de plaisir à lire votre second roman, après avoir beaucoup aimé « Rade amère ». « Masses critiques » ne dément pas vos qualités d’écriture, ni votre talent à nous immerger pour de bon dans le gros temps du Finistère. « Rade amère » contenait des scènes désopilantes avec ces bandits du sud qui débarquaient avec leurs idées sur la Bretagne : « […] La Bretagne…Bien sûr, il connaissait. Bon, il n’en savait en gros que ce qu’en disaient les blondasses de la météo, et ça lui suffisait bien. Des marées noires, des oiseaux crevés, des tempêtes… Il avait du mal à croire vraiment que des gens veuillent passer des vacances là-bas. » Ici pas d’humour, juste un peu l’ironie acide de Marc parfois, certains titres de chapitres et le titre du roman. Comment l’avez-vous trouvé ?
R : Ce titre me paraît très bien évoquer une tension, un équilibre instable, une réaction sur le point de se déclencher, et évidemment la particularité physique de deux des personnages. Il est efficace, il intrigue, c’est un bon titre.
L’humour… il est vrai que le trouver dans Masses Critiques n’est pas une mince affaire. Je voulais un roman à l’os, un comble vous me direz… un roman dur et âpre, où les sentiments dominants seraient durs, difficiles à exprimer. Je voulais « de l’huile essentielle » d’humanité éprouvée. Ce n’est pas pour autant un livre désespéré. Il y a des puits de lumière éclatante. Il y a aussi des personnages qui se découvrent une sensibilité nouvelle, dans la souffrance, certes. Ils tentent de la traduire, de s’élever. Ils se découvrent d’autres capacités, empathiques, simples, fraternelles. Et puis bien sûr, on trouve aussi dans ce roman la trajectoire symétriquement inverse de deux hommes qui basculent vers le sombre.
S : La première scène digne de l’Apocalypse est une mise en route efficace avec la famille Banneck, père et fils. Vous en avez fait une sorte de « dégradé » en nuances de brutalité, du père au plus jeune fils qui arrive à adoucir la lignée. Cependant, à l’issue du roman, on se dit qu’une sorte de fatalité pèse sur ces gens. Les scènes entre les frères sont parmi les plus réussies, sont-elles inspirées de rencontres authentiques pour sonner si vrai ?
R : Les frères Banneck sont peu à peu devenus des personnages principaux, au même titre que Marc et René. Simplement esquissés au départ, j’ai voulu les sortir de leur statut de brutes caricaturales, de tenter d’entrer dans la complexité d’une relation fraternelle conflictuelle, de leur donner aussi une chance de se trouver, de se parler, d’admettre leur attachement mutuel. Mais, oui, vous avez raison, la fatalité pèse de tout son poids sur chaque personnage. C’est un roman noir, personne n’est épargné. Personnages, lecteurs, tout le monde est tordu, martelé, étiré. Je cherche à faire naître des émotions puissantes, des colères, des révoltes, des élans d’affection, des regrets… des pleurs peut-être.
Ces personnages sont vraiment des créations. Je n’ai jamais rencontré les Banneck… mais je sais qu’ils existent. Oui, c’est certain.
S : J’aimerais que vous m’en disiez plus sur Marc. Marc n’est pas pêcheur, pas musclé ni tanné par les embruns, Marc est obèse, plutôt délicat au sens de raffiné en tous cas intellectuellement . Marc est un homme intelligent, avec un cerveau qui fonctionne bien, et qui malgré ses talents professionnels est sur un siège éjectable. Et son obésité devient morbide, lui créant de nombreux problèmes de santé. Dans les scènes médicales, on perçoit chez Marc un certain cynisme que j’ai bien aimé. Et dans ses entretiens avec son boss, on le sent en fait en position supérieure, parce qu’il l’est intellectuellement . Il parait alors bien moins lisse, et donc, plus intéressant, n’est-ce pas ?
R : Oui. Marc est le plus complexe peut-être de cette galerie de personnages. C’est celui-on dont on sait ce qu’il pense. Le lecteur est régulièrement plongé dans son esprit, ses réflexions. Comme il n’est pas dans la caricature intellectuelle, il doute beaucoup, mais ce n’est pas un indécis. Il assume ses choix en tout domaine. Il semble fragile et vacillant en apparence, mais on se repose sur lui. C’est l’homme bon. C’est aussi l’homme qui a la prescience du caractère probable de sa fin prématurée, tout en n’y croyant pas complètement. Il est sans doute, de tous les personnages, celui qui est le plus conscient. J’aime cette idée cruelle, que finalement, cela soit lui qui apporte le dénouement de l’histoire.
S : Avec René son ami de toujours, ils forment un vrai couple. Ces deux-là m’ont touchée; alors que René va dévoiler sa faille à son ami, on voit que rien ne les séparera car la force de leur lien est presque une question de survie ici et c’est ce qui leur permet et leur permettra d’affronter le pire. Pour moi, l’amitié est absolument essentielle à une vie et c’est une des choses que j’ai le plus aimée dans votre livre. Comment avez-vous envisagé Marc en le créant pour votre histoire, son caractère dans ce corps comme une montagne? Est-il venu « entier » ou bien avez-vous développé son caractère au fil de l’écriture et des situations auxquelles il est confronté?
R : L’amitié… oui, c’est dans une vie d’émotions, l’une des premières où l’affection s’exprime pour quelqu’un qui n’est pas de son sang. C’est la première construction grave, autonome. On peut se choisir des amis qui sentent le soufre, qui détonnent, qui nous révèlent des parts de nous-mêmes jusqu’alors inconnues. Dans l’enfance, elle précède la découverte des élans amoureux, puis plus tard, quand l’amour n’est plus, c’est l’émotion qui reste, qui sauve. On peut survivre à une peine amoureuse, mais l’homme (au sens humain) sans ami, n’est pas vraiment vivant.
Je suis donc complètement d’accord avec vous sur son caractère essentiel.
Marc, comme les autres personnages, est d’abord plus une silhouette, avec un problème à régler. C’est dans les rencontres des uns et des autres que des interactions naissent, que des contrastes apparaissent, apportant de la densité. Et aussi, mes personnages ne sont pas hors-sol, leur environnement les constitue pour beaucoup. Ils s’enrichissent donc aussi beaucoup par leur façon de s’y mouvoir, de l’habiter. Je travaille donc à visualiser les scènes que j’écris. Je retranscris beaucoup ce que je vois, ce que j’entends, et aussi j’essaie de penser le non-dit, de superposer des niveaux différents, invisibles ou presque dans la vraie vie, mais transparents pour le lecteur par la magie de l’écriture : le personnage voit, parle ou écoute, réfléchit une chose, peut en dire une autre, et en même temps observer un détail dans la scène. L’écriture permet de rendre compte de tout, un peu comme au cinéma dans ces films de Claude Sautet où l’on voit de loin une scène de dialogue que l’on n’entend pas, et une voix off vient exprimer ce que pense un personnage, ou plusieurs d’ailleurs, créant ainsi une réalité à dimensions multiples. J’aime ce procédé. Il est assez présent par exemple dans la scène du restaurant entre les deux frères.
S : Finalement, c’est un homme stoïque, qui ne perd pas son sang-froid, avec une sorte de fatalisme sage, même quand il veut reprendre son corps en main. Le corps, celui de Marc, est pour moi comme une métaphore de tout ce que peut contenir un homme. Et c’est comme ça que je le perçois parce qu’il a aussi une grande intelligence, beaucoup de finesse et peu de rancœur, même envers son employeur. Un certain détachement, son corps comme un rempart. Un corps qui finalement après l’avoir desservi le protège. Que pensez-vous de ma perception de Marc ?
R : C’est la vôtre, elle vous appartient, c’est forcément la bonne. Elle est évidemment juste. Il n’y a pas de mauvaise lecture d’un texte, il y a ce qu’en fait la personne qui le reçoit. Les intentions de l’auteur, son projet initial s’il en avait un, tout cela est happé par l’esprit du lecteur, de la lectrice, fondu, réagencé, livré à l’expérience de vie de celui ou celle qui lit, se perd parfois, ou trouve une ampleur inattendue, et une nouvelle vérité émerge.
S : Enfin j’ai retrouvé avec satisfaction Jos Brieuc et Taxi Rade Services; satisfaction car je pense qu’on n’a pas fini de se prendre des paquets de mer à la figure du côté de Brest. Le projet d’une sorte de série peut-être ?
R : Je travaille à terminer ma « série brestoise » par un troisième volume qui reprendra les personnages de Rade Amère, quelques années avant le drame qui fracassera Caroff. Je me tournerai ensuite vers d’autres sujets, d’autres horizons.
S : Ronan, je vous remercie du temps que vous avez consacré à me répondre, et puis aussi de me permettre des lectures comme celle-ci, nerveuse, iodée, et bien noire.
R : Mersi braz ! Comme on dit par ici, oui, merci.