« JIMMY »
Hit me black man !
Le cadavre il est entouré d’un sang pas tout à fait sec. Je ne sais pas pourquoi je pense à une flaque d’huile comme sur le sol du garage de l’Oncle. Je ne sais pas pourquoi : ce n’est pas la même chose.
Elle est nue et blanche la morte. Je fais le tour pour la voir à l’endroit je veux dire de face. Je la contourne à distance en passant derrière l’arbre puis le buisson. Bien à distance. Parce que si je l’approche de trop près moi j’ai l’impression qu’elle pourrait se lever qu’elle pourrait m’agripper m’emporter moi avec elle je ne sais où chez les morts. »
Et voici un premier roman que j’ai avalé en une bouchée ! Et c’est à mon goût un excellent roman, original tant par l’écriture que par le choix dans la façon de présenter les choses. Ainsi oubliez la Guadeloupe des reportages avec musique d’ascenseur, cette Guadeloupe des dépliants pour touristes assoiffés de ti-punch et de plages de rêve. Oubliez vite.
Sur le mode polyphonique, Stéphane Pair glisse une intrigue relativement classique pour le genre – trafic de drogue, blanchiment d’argent, etc… – dans un décor où se mêlent le monde durement réel, un zeste de magie vaudou, des envolées poétiques et des dialogues crus, petits voyous et gros truands, gendarmes et voleurs, un univers puissamment charnel, qui parfois se tempère comme avec Gardé le gendarme ou l’extraordinaire personnage qu’est Mme Arbogast, cette élégante et raffinée vieille dame blanche, chargée d’apprendre l’anglais des affaires et un peu de français à Tavares. Les bas-fonds et les yachts « d’hommes d’affaires » pourris jusqu’à la moëlle, les cases où les fillettes se font violer, où des femmes entrent en transe, la mangrove envoûtante et inquiétante, comme une grande bouche qui avale tout ce qu’on a à cacher, si pratique pour garder des secrets…Le nœud de l’histoire est un trafic qui va opposer Tavares le narcotrafiquant bahaméen au jeune Aristide dit « Vegeta ». Des gamins assoiffés d’argent, nés dans la misère et la colère qui l’accompagne vont tenir tête au grand noir en costume blanc qui s’est énamouré de Lize, belle, blonde et jeune étudiante américaine en mal d’aventure et en rupture avec les siens.
Pour moi, la beauté du livre repose essentiellement dans l’écriture, dans la façon de présenter ces personnages que nous accompagnons au long des pages, huit personnes, hommes et femmes qui ont droit plus ou moins au chapitre et ce sont surtout Tavares, Aristide et Gardé ( l’officier de gendarmerie ) que nous entendons. Gardé, échoué en Guadeloupe temporairement et qui finalement y reste encore, et va se trouver obsédé par son enquête. Qui est ce cadavre trouvé par le gosse Jimmy ? Un jeu du chat et de la souris va commencer, animé par la soif de vengeance, le chagrin, la cupidité ou juste le sens du devoir et le respect de la loi. Je ne sais pas comment fait l’auteur, mais il arrive à nous installer dans le mental du pire des voyous où l’on se sent presque en pays connu. Ainsi on voit avec un peu d’amusement Tavares baisser sa garde devant la fine Mme Arbogast:
« Je suis ici chez moi, face à une femme de trente ans mon aînée, mais je me sens aussi fébrile et intimidé qu’un petit con pointant à son premier rendez-vous. Pourquoi ce vieux bout de femme distingué remue-t-il tant de choses en moi ? Je ne sais pas. Peut-être est-ce simplement la première personne a avoir exigé quelque chose de différent de Tavares Newton. »
À chaque personnage sa voix, un rythme, un registre. Personnellement, je ne me suis pas mis de barrière morale et suis entrée dans la course de Vegeta le dealer, poursuivant ses adversaires:
« La mort leur donne les jambes de Marie-Jo Perec mais on les suit à la trace. Monte le grillage. Évite la poubelle. Frôle la palissade. Souffle. Enjambe la tôle. Contourne la vieille pour pas les perdre de vue. Shoote dans la poule. Baisse la tête avant le câble EDF. Entre dans la cour. Souffle. Balance ton pied dans la porte. Traverse cette case à toute vitesse sous les yeux de la famille toute flippée. En file indienne, les rats courent devant nous et gardent le rythme. Ils giclent dans une rue un peu plus éclairée. On n’est plus très loin d’eux maintenant. »
Ce livre peut parfaitement se lire également en se centrant plutôt sur les êtres humains qui tentent de se sortir soit de leur condition sociale, soit de l’ostracisme où les plonge leurs origines ( comme la petite Josette, noire kongo, trop noire !), on peut regarder s’aimer ces deux vieux, Aymé le pêcheur et sa chabine et s’immiscer dans leurs vieux cœurs toujours amoureux. On peut écouter Gina la conteuse, malheureuse fille un peu étrange, blessée:
« Et puis ma sœur quand le cercle de lumière est parti et que je ne la vois plus du tout. Alors son petit visage est dans le noir et je n’entends plus que sa voix de souris. Elle prie, je crois ou elle me parle à moi. Je ne sais pas. maman m’a dit de ne plus lui adresser la parole ces jours-ci. Agenouillée la bouche presque collée contre la tôle du mur de la case, elle dit sous la lanterne et dans le vent qui vient : « Je veux mourir. Le plus vite qui soit. Le plus tôt que vous pouvez. Emportez ma mère avec moi pour lui échapper. Je veux mourir maintenant si vous voulez bien. »Alors je la regarde encore un peu puis je rentre me coucher. »
Les échelles de valeurs auxquelles nous sommes habitués sont bien chamboulées, la vie ne se mesure pas ici à l’aune de quelque morale, mais plutôt à celle de la survie au milieu des violences quotidiennes.
« Le regard éploré de cette enfant coincée dans ce couloir misérable, avec sa petite robe d’apparat, face à cette femme folle à lier qui se prétend sa mère, me frappe en plein cœur. Quelque chose, qui attendait son heure, explose en moi. Une colonne de sang monte à ma tête. L’avant-bras de cette femme n’est soudain plus qu’un peu de chair meurtrie entre mes mains changées en étau et, sans desserrer mon étreinte, je me glisse à mi-chemin de son cou et de son oreille pour lui chuchoter tout bas :
-Lâche cette enfant ou je t’éventre ici même espèce de putain. Lâche cette enfant maintenant ou je t’ouvre en deux. Elle est sous ma protection. » «
Une poésie rude pour un monde dévorant, un monde où la mangrove digère les corps, où la dope dissout les cerveaux et où le soleil jette sa chape de plomb sur la vie de l’île.
« Il sort de sa cache et se met à bouffer. Il remplit d’abord tous les espaces abrités de l’arrière-cour. Sur les feuilles des cocotiers, sur les toits encore froids, il avance ses bras. À sa vue, les chiens errants qui dormaient sur le terrain vague s’animent et se mettent à galoper langue dehors entre les herbes hautes. Au pied des cases, les chats reculent, mètre après mètre, à la recherche d’un sursis d’ombre. Au bord de la clairière, un petit groupe de vieilles à chapeau et ombrelle se retrouve sous les cocotiers. Elles partent à petits pas vers la départementale choper le tout premier bus vers les Abymes et son marché. C’est le petit matin. Le soleil prend possession de Vieux-Bourg. »
Je crois bien que j’ai tout aimé dans ce premier roman : tous ces personnages bien travaillés, l’intrusion dans leur sommeil et leurs rêves, dans leurs chagrins intimes et leur soif de vengeance ou de revanche, les odeurs et les couleurs de la mangrove, la vie grouillante et dissolue de la jeunesse paumée qui cherche où sera son salut, son bonheur, cette jeunesse qui sous le masque est en attente d’une autre vie:
« Parmi ma famille ou les amis que j’ai suivis aux Bahamas, personne ne soupçonnait la rage qui m’habitait. En apparence, je vivais comme eux de cocktails et de baisers volés au bord de la piscine. Mais sous ce bikini, ces longs cheveux blonds, ces bracelets soigneusement choisis et cette apparente bonne humeur, je dissimulais la puissance et la détermination d’une rangée de canons sciés. À cet instant, je n’avais pas encore le projet. Je savais juste que jamais je ne retournerais à Charlotte avec ces gens. »
Stéphane Pair livre là pour moi un très beau premier roman au style nerveux et peut-être aussi un peu teinté de désespérance, celle de ceux qui veulent s’emparer de leur destin pour le changer et y parviennent non sans mal ou pas du tout.
« En me voyant marcher jusqu’à lui, il s’est levé et a saisi ma main. il a pris la pose en détaillant ma robe et, tout en souriant, il a reculé ma chaise pour que je prenne place. Au moment de m’asseoir, je l’ai entendu murmurer dans mon cou « un ange à ma table ». Moi Lize, j’entrai dans le monde de Tavares Newton pour ne jamais en sortir. »
Une grande bouffée de Caraïbe brûlante – de la balle qui pénètre le corps – , moite – de la sueur de la peur – , colorée – du sang versé – , et tout ce qu’on veut, sauf lisse comme une carte postale. J’ai beaucoup, beaucoup aimé ce roman.
Chez les amis de Nyctalopes, très intéressante interview de l’auteur.
Oh la chouette Mme Arbogast !
Mais dis donc quelle production d’articles! entre toi et Bernhard, ça défile…j’ai l’impression de glander! (Heu…c’est bien un peu ça, en fait)
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Ah oui, Mme Arbogast, super beau personnage ! J’ai lu beaucoup parce que j’étais un peu malade, du coup je suis restée dans mon fauteuil plus que d’ordinaire. Et puis ça m’a permis de faire baisser sensiblement ma pile de livres en attente. Glander, c’est bon Martine! Pas de pression, ça fait du bien!
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Désolée d’apprendre que tu as été malade. Gros bisous de guérison 🙂 ❤
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Pas bien méchant, grosse fatigue, alors je lis encore plus 😉
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Toutes mes pensées. Que cette période basse, et probablement nécessaire, passe très vite 🙂 ❤
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ça va mieux, le printemps arrive, et avec de bons bouquins comme celui-ci et celui à venir, tout va mieux ! ♥
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le titre m’avait déjà accroché, le pitch intéressé, mais ta chronique titille sacrement ma curiosité !! 😉 Un roman qui se passe qui plus est derrière le décor de carte postale de la Guadeloupe, voilà qui mérite l’attention. Ce n’est pas sans me rappeller un excellent roman que j’avais lu il y a quelques années, qui lui se passait en Martinique, c’était » Hyperion Victimaire » de Patrick Chamoiseau. j’avais adoré ! je te le conseille si tu ne l’as pas lu. Cordialement
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Ah, je connais bien sûr Chamoiseau, mais pas ce livre-ci, je note ! Texaco m’avait fait forte impression ( c’est déjà loin, cette lecture ! )Bonne journée !
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Ah, je connais bien sûr Chamoiseau, mais pas ce livre-ci, je note ! Texaco m’avait fait forte impression ( c’est déjà loin, cette lecture ! )Bonne journée !
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