« On avait beau l’espérer plus encore que la miséricorde des dieux, l’attendre chaque semaine derrière le brouillard, guetter au loin les sons timides qu’il produisait en lézardant l’océan, ce bateau ne portait pas de nom. Cela était inutile. Il n’y avait plus que lui qui effectuait la traversée entre les îles et les deux villes du continent Libertad et Agousto. Un petit vraquier du XIXe siècle, un peu défraîchi, sommaire, de tôle et de bois, qui toute sa vie de bateau n’avait charrié que du guano, cette fiente fraîche, friable, boueuse maintenant que la brume était permanente et que son voile humide mouillait tout.
À l’échelle de la région le vraquier faisait office d’intestin. Lui donner un nom aurait été ironique. Et on ne se moque pas d’un bateau, encore moins quand de son cabotage dépend la survie d’une province. »
Un premier roman assez surprenant, qui m’a bien accrochée et séduite. Pour le lieu et le temps et pour une certaine malice à jouer avec. L’histoire se déroule entre la côte ouest du continent sud-américain et « Les îles à Guano ». Une authentique situation géographique, mais des noms de lieux fictifs.
Le livre commence sur le vraquier qui dérive avec à son bord Vald et Joseph. Partout, la brume, le brouillard, Joseph est malade et Vald espère voir pointer la terre.
« Les soirs tombaient lentement. Le blanc virait au gris, de plus en plus sombre, jusqu’à la pleine obscurité. Le temps s’engluait dans les dégradés successifs et semblait toujours ralentir, se figer.
Bientôt, tout serait paralysé. Immobile et moite.Alors leurs membres s’enliseraient, leur sang coulerait visqueux comme la lave sur les pentes moyennes, leurs articulations se calcifieraient, une enveloppe solide comme du guano séché progresserait autour de leur cœur jusqu’à ce qu’il cesse de battre. »
Ambiance humide, étouffée et puis nauséabonde. Ce bateau est celui du capitaine Moustache – alias Ernesto Lobras – . Ainsi nommé pour le trait de suie qu’il se dessine sous le nez pour estomper la puanteur. Un très beau portrait, juste un extrait :
« Seul marin familier de ces archipels calcaires, unique capitaine à affronter le brouillard, la commercialisation du guano reposait sur son ample stature. Cela faisait de lui, en cette année 1897, un des êtres les plus importants de la région. Assis sur une rente pour l’éternité, il disposait d’une épouse qui ne l’attendait plus, d’enfants éloignés goûtant une jeunesse confortable, d’une maison en dur sur le littoral au sud d’Arequipa, ainsi que de très nombreuses maîtresses parsemées au gré de ses voyages. »
Mais pour comprendre, il faut poursuivre. Ce début est une fin, et Édouard Jousselin va remonter le temps pour nous raconter ce qui a abouti à l’errance de ce bateau avec ces deux hommes à bord.
S’inspirant de l’histoire du guano, cet or malodorant qui créa des fortunes au XIXème siècle au Pérou en particulier, et ici au Chili, ce jeune auteur talentueux invente pour nous une « guerre » entre trois familles anglaises qui exploitent et vendent ce fertilisant hors pair vers le continent et ailleurs. Ainsi ces îles battues par les vents voient vivre ces familles pseudo aristocratiques, des roitelets qui règnent chacun sur son domaine, en concurrence pour dominer le marché de ce qu’on doit bien appeler de la merde. Mais oui…Pour ramasser, traîner, charger, transporter tout ça, les habitants locaux ou déplacés du continent qui vivent à Libertad ou Agousto, villes concurrentes. Derrière ça, il y a une histoire, celle d’une révolte qui fut écrasée, mais jamais digérée par les
protagonistes. Et le capitaine Moustache est de ceux-là.
Bref, je ne vous raconte pas tout, mais ce livre est plein de panache, parvenant presque à trouver le ton de ces voix sud-américaines, l’aventure, l’humour, l’histoire et en arrière un discours social, politique, une très bonne métaphore du pouvoir, de ses luttes intestines, de ses basses glorioles …basées sur la fiente.
On a là de beaux personnages, j’ai aimé Joseph et Catalina, que leur appartenance à des lords différents empêche de vivre leur amour. Ou la plantureuse diva métisse Lady Sue.
» Elle avait été la véritable reine du continent, avait brillé en se produisant pendant les Fêtes du guano sur les îles, lors des visites coloniales, autant que dans les festivals populaires pour pêcheurs avinés. Et maintenant que restait-il à part l’étroite scène de l’auberge et quelques cabarets déserts jouxtant la place du marché? »
Des lords assez répugnants et finalement plus vulgaires à leur manière que les gars qui ramassent le guano sur les îlots, ou ceux du port qui chargent et déchargent le vraquier, des petits lords qui se prénomment Ménélas ou Agamemnon, excusez du peu… Il y a des intrigues, des mensonges, des trahisons, une trame serrée qui se dénoue sans ennui jusqu’à la fin. La vie des gens soumis à ce travail puant et harassant, les rivalités des petits chefs, ceux qui veulent leur revanche pour les humiliations passées, les défaites mal digérées, tout ça se déroule dans la brume épaisse et qui détrempe tout, fichue brume…Et l’auteur égrène les destins tristes et misérables pour les uns, pleins de bonnes affaires et d’opportunisme pour les autres. Une chose est permanente, c’est la violence, celle des lieux et du climat, celle des hommes.
« Riffi était donc le cinquième fils de la fratrie Stuart, le dernier-né d’une bande de sales gosses qui devraient grandir sans mère et sous la férule d’un père violent. Dans ce genre de villages, les jeunes travaillent tôt, ils apprenaient à chasser les pépites et à se débrouiller dans ces mondes minéraux où on ne trouvait jamais grand- chose pour subsister. San Miguel était construit sur un tas de poussière, laquelle s’engouffrait partout, dessinant sur le visage des Blancs des peintures indigènes.[…] L’hiver, la plaine était terriblement froide et même les enfants se réchauffaient au tord-boyaux. La barbarie et la folie s’installaient dans ces provinces, et des villages entiers furent rayés de la carte, détruits par les armes et la pauvreté. «
C’est là ce qui rappelle le plus ce côté toujours un peu magique des littératures sud-américaines, ce brouillard mystérieux, dont chacun se demande à quoi, à qui il est dû…C’est une belle idée que ce brouillard qui s’est installé sur l’île, épais, trempant tout et tout le monde, en nappes, en nuées, laissant malencontreusement voir le soleil sur la place un bref instant…
« La brume provoquait une impression constante de menace : elle anéantissait la possibilité d’un espace public. C’était pour cette raison que la ville grouillait lors de l’éclaircie quotidienne. Elle était le seul instant où les individus pouvaient redevenir citoyens. Se reconnaître comme les membres d’une même communauté. Le reste du temps, le pire risquait brutalement de survenir et, comme ça, sans aucun signe avant-coureur, briser une vie. »
Je vous laisse lire et comprendre comme vous le voulez cette métaphore assez riche de l’histoire, avec diverses interprétations possibles, ou bien cette brume n’est-elle que de la brume…
En cette fin de siècle:
« Il y avait dans l’air un son de page qui se tourne. Dans moins d’un mois , la reine Victoria, impératrice des Indes, célébrerait son jubilé de diamant. Elle assisterait, ornée de ses kilogrammes de joyaux, à une action de grâce à la chapelle St Georges du château de Windsor. On y jouerait la Symphonie n° 2 en si bémol majeur de Félix Mendelssohn, le compositeur favori de la reine. La soprano canadienne Emma Albani, ses joues dodues, ses anglaises, son regard niais, chanterait pour elle. ce serait magnifique. »
En tous cas, un roman réjouissant, intéressant et très bien écrit, plein d’invention, une écriture vivante, malicieuse parfois, j’ai beaucoup aimé !
Un lien vers un article très intéressant sur le guano
Bel extrait mendelssohnien …. vive les voyages…!
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Bel extrait d’un beau livre
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