« Et qu’importe la révolution? » – Catherine Gucher – éditions Le mot et le reste

« C’est le 26 novembre que le désir du voyage s’est imposé, sans laisser le moindre espace au doute, ce jour de fin d’automne, devant l’écran de télévision. Juste avant, par la fenêtre, elle regardait la nuit déverser son encre noire sur les collines environnantes. Une vague énorme déferla sur elle, en une minute à peine, au moment où retentit dans le poste « Hasta la victoria siempre », comme un nouvel appel à la révolution. Et le grand vent de l’histoire monta en elle, le même qu’autrefois, jusqu’alors enfermé dans un compartiment bien clos de sa tête, pour l’oublier sans doute, parce qu’il n’est plus temps, à soixante-huit ans. Du moins, c’est ce qu’elle imaginait jusqu’à ce jour. »

Première expérience pour moi avec cette maison d’édition marseillaise. Un joli roman, dont pourtant j’ai préféré la première moitié à la suite, plus centrée sur l’histoire d’amour entre Jeanne et Ruben. Mais ça se lit avec plaisir car l’écriture est de qualité, avec de très beaux passages poétiques liés à la nature. Et puis en fait j’ai bien aimé retrouver des endroits que je connais, le plateau ardéchois et Cassis. Les deux premières pages sont une très belle accroche  avec le portrait de Jeanne 

« Jeanne fait partie de ces femmes qui embellissent avec l’âge. Depuis qu’elle s’est installée sur les hauts plateaux d’Ardèche, de petites rides lui sont venues, soulignant le contour de ses yeux qui puisent leur vert dans la rivière échevelée. Elle a un peu épaissi mais ses rondeurs la rendent plus séduisante.Et lorsqu’elle marche, de son pas sûr, le long des drailles chaudes, à la recherche d’essaims perdus ou de l’or noir des chênes, elle donne immanquablement envie de la suivre tant son allure est promesse. »

puis un peu plus loin ces lignes que j’aime beaucoup sur la mort, comme elle est vécue dans ces lieux:

« Et parfois débarque un mort inattendu, jeune, beau, plein de vie et de promesses, qui prend toute la place: dans les salles à manger autour du gâteau de foie, à la messe, au bistrot rouge…On ne voit plus que lui, on n’entend plus que lui et rien ne sert de le concurrencer avec quelques adultères. L’amour ou le sexe ne font pas le poids face à la mort soudaine. Parce qu’elle porte en elle ses relents d’aventure qui aurait mal tourné; et l’aventure, quand vient l’hiver, c’est ce qui manque le plus ici. Mais les années précédentes, en l’absence de mort fulgurante, il a fallu se contenter de cas plus classiques. »

Voici donc Jeanne et ses amis, Jeanne fâchée avec son fils qui ne la comprend pas, à qui elle a manqué en fait. Voici Jeanne, produit pur jus des révolutions des années 70, des idéaux plein la tête, des rêves de monde meilleur plein les yeux, et un tenace refus de ne plus y croire. On pourrait voir ici un florilège de clichés liés à cette époque. Ruben est un réfugié espagnol qui a fui le franquisme et Jeanne une pasionaria éprise de Fidel Castro; elle partira à Cuba fêter la révolution mais Ruben ne la suivra pas. Et aussi cliché que cela puisse paraître c’est ce qui est pour moi le plus intéressant, les points de vue divergents de Jeanne et Ruben. Car Ruben qui a fui la guerre, passant d’Oran à Paris, Ruben ne veut plus voir de drapeaux sanglants, quelle que soit la cause du sang versé, pour lui, elle n’est jamais bonne.

Ruben est mon personnage préféré, sans aucune hésitation. Ruben est un personnage de tragédie, traumatisé et solitaire. Ruben ne supporte pas la violence, Ruben est un être doux et inconsolable. Il vit à Cassis,déambulant dans les ruelles, il se décide un jour à écrire à Jeanne, son amour jamais éteint.

« Le cri d’une mouette claque dans le ciel de Méditerranée. Ruben tourne son regard vers la barrière rocheuse dégoulinante de lumière, de l’autre côté de la baie. À Oran, il a appris à aimer la mer. À Paris, c’est cette lumière de l’eau mariée au ciel qui lui manquait le plus. Il se relève et s’engage dans la montée. Il marche maintenant d’un pas rapide. Son corps balance au bout de ses longues jambes noueuses. Son regard se perd au fond de la traverse du Soleil, au-delà de la villa maure qui en marque l’entrée. C’est là, derrière les murs lézardés, dans le jardin de broussailles baigné de la lumière que réverbère l’ocre des façades, que Ruben fait halte, chaque jour. « 

Ainsi Catherine Gucher nous raconte  un amour qui se réactive, alors que Jeanne entend Raul Castro, en novembre 2016, annoncer la mort de Fidel son héros et que juste après arrive la lettre de Ruben. Je n’en dirai pas plus. Simplement Jeanne et Ruben vont se retrouver et c’est – si j’ai bien compris – du point d’interrogation du titre dont il est question dans ce roman. Que mettent en balance nos choix d’un moment? Avons-nous des « secondes chances » ? Faut-il renoncer ou avancer ? On rencontre aussi  dans ce livre les Munoz, un très beau vieux couple, touchant, mais à vous de lire.

Il m’a semblé que Manuel, le fils en colère, est une charnière que Jeanne ne veut pas voir, une charnière avec le présent. On a de la peine pour lui, et on regarde Jeanne, femme libre (?), avec un regard interrogatif, sceptique quant à sa relation avec lui. En particulier lors de ce réquisitoire de Noël, quand Manuel voit sur les murs les photos révolutionnaires de sa jeune mère d’alors:

« Manuel se redresse, repousse violemment sa chaise, jette sa serviette au sol. Tous les regards sont tournés vers lui. Il est blême, la mâchoire contractée. Il se dirige vers Claude, arrache la photo du mur et la brandit au-dessus de sa tête en hurlant:

-Mais quand finirez-vous de vous raconter des histoires?J’ai l’impression d’avoir affaire à de vieux adolescents. De quoi parlez-vous? Vous ne savez rien de la liberté. Parfois je me demande même si vous avez vraiment cru à cette fable que vous vous racontiez, juste pour avoir l’impression d’être différents des autres, d’être moins soumis…Mais qu’avez-vous fait de vos talents? Qu’avez-vous fait pour les autres? Et cette liberté que vous prétendiez nous donner, il a fallu qu’on la trouve ailleurs…Vous vous êtes enfermés et vous nous avez enfermés dans vos dogmes. Vous ne vous demandez pas pourquoi nous sommes partis? »

Pour finir, Jeanne et Ruben feront renaître leur amour de ses braises ( pas de ses cendres ), avec un voyage à Madrid, et à Cuba. Là où Jeanne saisira ce qu’a voulu lui dire son fils, je crois. À son retour vers l’Ardèche, elle dit à son ami Paul qui l’attend à l’aéroport:

« -Tu nous raconteras Cuba?

-J’ai été heureuse de découvrir le musée de la révolution, de revoir la baie de La Havane et de flâner sur le Malecón…je n’ai retrouvé aucun de mes amis d’autrefois. Même le rhum n’avait pas le même parfum. tout était différent. J’ai vu ce que je n’avais pas voulu voir. Et j’ai compris pourquoi Ruben doutait de la révolution. À Santiago, j’ai dit adieu à Fidel. Une page s’est tournée…C’est peut-être le début de la vieillesse?

-Ou seulement la fin d’une illusion. »

C’est Ruben qui reste présent en moi à la fin de cette lecture. Je l’aime dans ses déambulations solitaires à Cassis, je l’aime dans ses crises d’angoisse dont il ne peut se défaire. Un très beau personnage qui ayant vécu la terreur eut le goût de la liberté . Deux termes dont on pourrait discuter, liberté et révolution. On en comprend bien dans ce livre la complexité et les interprétations qu’on peut en faire.

Aux illusions perdues, au renoncement, au bonheur trouvé dans les choses simples et dans l’amitié, à ce qui fait de nous des êtres humains dignes de ce nom…De multiples réflexions toujours d’actualité, même si comme Jeanne et ses amis, il est grand temps d’admettre que les temps et les gens et les sociétés ont changé. 

Je ne saurai trop conseiller la lecture de Leonardo Padura pour Cuba, un regard d’une vie à l’intérieur – car il vit depuis toujours à Cuba et n’a pas l’intention de s’en aller – pour l’avoir écouté avec délectation raconter ses années Fidel et la suite, lire Padura, pour ça et son immense talent.

Quant à ce livre, c’est – comme ça m’arrive souvent – en essayant de le partager avec vous que j’en saisis plus profondément la complexité. 

Bonne lecture ! 

2 réflexions au sujet de « « Et qu’importe la révolution? » – Catherine Gucher – éditions Le mot et le reste »

  1. Je plussoie pour Padura, et comme tu dis, on ne peut le réduire à son regard sur sa vérité de Cuba, passionnante il est bien plus que cela en effet.
    Le sujet du livre est vraiment intéressant et pose des questions si pertinentes !
    Les personnes qui ont vécu les années 70 ses idées et ses idéaux s’en sont ils un jour remis?
    Les ont ils mis en pratique à part pour eux même ?S’y sont ils laissés enfermer ? Les ont ils reniés? Ont ils renoncé?Ont ils perdu la bataille? Vu le monde qui est né de cette génération ?
    Faut il croire,avoir des idéaux ? Que valent les convictions quand pour survivre elles rendent aveugles et sourds ? Et la vraie vie dans tout ça ?

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