« Dégradation » – Benjamin Myers – Seuil/ Cadre Noir, traduit par Isabelle Maillet

« Éclats argentés sur les eaux noires. Reflets de lune à la surface pareils à des poissons flottant le ventre en l’air. Oscillations paresseuses de la barque et clapotis des vaguelettes contre la barque.

Il fait trop sombre pour distinguer des silhouettes mais l’extrémité incandescente de la cigarette semble rougeoyer plus vivement que le soleil quand l’homme en tire une ultime bouffée puis regarde les derniers brins de tabac embrasés tomber sur la bâche. Ils n’y demeurent que le temps de se consumer et de percer de minuscules trous dans l’enduit fendillé.

Il l’a fumée jusqu’au filtre. Il jette le mégot. Il ne lui reste rien. »

Ce roman terminé, on respire un grand coup…Parce que noir comme ça et si rempli d’odeurs, de crasse, de perversion…ça demande de s’accrocher bien fort. Mais en amatrice de noir j’y ai trouvé mon compte en sensations fortes, tout ça servi avec intelligence et complexité. Nous voici dans le Yorkshire, les Yorkshire Dales précisément, tout au nord de l’Angleterre, en plein hiver. Melany Muncy a disparu soudainement, alors qu’elle est en vacances « forcées » chez ses parents.

« Ils ne sont que deux. Seuls. Un homme et une fille.

Elle a un nom. Il le sait.

Tâche d’avoir l’esprit pratique se dit-il. Oublie les noms et sers-toi de ta cervelle même si tout le monde pense que t’en as jamais eu.

Il a néanmoins conscience que la décision a été prise pour lui. Il ne peut pas-absolument pas- la laisser vivre. C’est exclu.

Impossible. […]

Il considère la fille à présent. La regarde. Se mordille la lèvre. Ils sont tous les deux sous terre et il tend la main vers elle.La touche.

Des gémissements des grognements des échos émanent d’elle. Des sons étouffés qui se répercutent sur les parois en béton de cet espace humide et sombre.

Nom de Dieu. Oh nom de Dieu.

Elle n’est pas morte.

Il joue avec les boutons de ses vêtements.

Et fredonne. »

Le père est un homme riche en congés dans cette résidence de campagne avec sa femme June, dépressive.

Melany disparaît alors qu’elle promenait le chien dans les collines tout en fumant un joint, ses écouteurs sur les oreilles. La police locale, bien peu énergique, va se voir épaulée par James Grindle, pointure de La Chambre Froide, cellule assez mystérieuse de la police qui regroupe quelques inspecteurs plus perspicaces que les autres, et voici donc James Grindle, le meilleur de tous, mais puni.

« Et leur nouveau service est surnommé »la Chambre Froide » parce que c’est là que vont les cadavres. Ou du moins leur souvenir. Celui des êtres piégés dans ce vortex silencieux situé entre le meurtre et la justice.[…]

La Chambre Froide pour les pistes froides. Les affaires non résolues. Les personnes volatilisées dans des circonstances mystérieuses. Évaporées. Ne laissant derrière elles que peu ou pas de traces. »

Le journal local mettra Ruddy Mace sur l’enquête, relégué ici après les tabloïds londoniens et une vie de débauche qui l’a obligé à s’éloigner, il continue à boire comme un puits sans fond. 

Mace vu par Grindle :

« Journaliste déclare-t-il. Caresse des rêves de grandeur littéraire mais n’a pas la volonté ni le talent pour. A un diplôme et les dettes qui vont avec. A oublié pratiquement tout ce qu’on lui a enseigné sur la poésie française le théâtre classique et ces damnés de Russes. Boit trop. Noie son amertume dans l’alcool presque tous les soirs. Se dit qu’il va faire vœu d’abstinence à une date indéterminée dans un avenir lointain; se le répète chaque petit matin blafard. A les poumons comme une cheminée encrassée. Même pas encore trente ans et s’imagine avoir tout vu. Tout connu. »

Et puis il y a Steven Rutter…Faut-il que je vous en parle ? Un peu, pas trop. Ce Steven-là a été élevé avec les cochons de la ferme, là où sa mère l’a mis au travail, dans la soue.

« Il se revoit à deux ans. À trois ans.

Dans l’abattoir. Dans la cour.

Petit nu assoiffé et trempant un doigt dans  un serpentin d’essence arc-en-ciel à la surface d’un résidu de flaque sale.

Y trempant le doigt le remuant puis le goûtant. Avant de tousser et de recracher.[…].

Il se revoit gamin famélique. Se revoit rouler dans la poussière et boire l’eau croupie tant il a soif. […]. Et il y a ce goût d’essence dans sa gorge desséchée et aussi ce goût d’une soif inextinguible. Et le soleil.

Ardent. Impitoyable. Flagellant sa peau pâle.

Et la douleur de la solitude se grave à jamais dans la mémoire de Steven Rutter comme une marque au fer rouge. »

Faut-il que je vous parle de la mère ?… Non non non, vous découvrirez ce personnage franchement immonde – pas parvenue à un peu de compréhension pour cette femme –  en lisant le bouquin. Mais on ne s’étonne guère de l’homme qu’est devenu Rutter, dont la seule sortie est le cinéma Odéon X jusqu’à ce que le lieu ferme, Steven cerné d’une puanteur infernale, le mettant de façon systématique loin des autres, se voyant refuser s’il est trop près toute intention de conversation. Steven Rutter…

Tout va se révéler de sa vie impliquée dans une immonde organisation de pervers, et le fil de l’enquête remontera loin. Le roman est divisé en deux saisons, l’hiver et le printemps, ce printemps qui va délivrer ce qui est resté caché sous la neige et la glace.

« Mais aujourd’hui la neige a disparu et la neige a fondu. Et alors que le premier rayon de soleil effleure cet espace le traverse et y pénètre même la mort devient un théâtre de changement de croissance de mouvement.

C’est le printemps. »

On comprendra mieux l’isolement de Mundy quand il séjourne à Acre Dales, on comprendra plein de choses à vomir, et on ne respirera un peu que grâce à la place donnée par l’auteur aux paysages fantastiques de l’hiver dans les Dales.

Je m’attarde sur la construction des personnages principaux, parce que c’est sans doute un des points forts de ce roman, à savoir le fait que tous sont quand même passablement dérangés, au minimum caractériels ou dépressifs. 

Que dire de Grindle, bourré de TOC, austère, méfiant, asocial…

« Il se dirige vers sa chambre et s’arrête sur le seuil. Balaie du regard la pièce puis éteint la lumière la rallume et l’éteint de nouveau. Huit fois de suite. Un nombre pair. Il faut que ce soit pair. Pair c’est carré c’est divisible c’est tout en angles c’est en ligne droite.

Dans la cuisine il vérifie que le bouton de la gazinière est éteint. Il l’est. Il le rallume et le ré-éteint pour en être bien certain. Répète la manœuvre huit fois. Huit c’est un nombre pair c’est carré c’est bien. Huit c’est bien parce que huit plus huit égale seize et huit fois huit égale soixante-quatre. Six plus quatre ça fait dix. Un nombre pair. C’est bien. C’est carré. C’est bien. »

Et de Mace, alcoolique, en panne dans ses velléités d’écriture, mais coriace, obstiné…

Bon, Rutter évidemment…sa vie livrée en italiques, ses pensées, sa vision du monde, un vrai désastre.

Je ne crois pas qu’un seul des personnages soit ce qu’on appelle « normal » au sens de totalement sain d’esprit – on peut débattre sur le sujet, d’accord avec vous, je schématise – . Si je me trompe, eh bien ça fait drôlement peur…

Dans le village perdu sur la lande aride, ventée, glacée et humide, près du lac artificiel et de ses bouches énormes et sombres, parmi les rochers et les fougères, Rutter déambule, inquiétant comme ce qui l’entoure. La nature sauvage de cet endroit est un élément majeur du livre, parce que plus qu’un décor, c’est un personnage aussi qui prête son caractère aux autres pour leurs agissements.

« Sur les hauteurs la lande est ponctuée de balafres irrégulières. Ces blessures mal cicatrisées révèlent sous la croûte de terre un socle de roche et d’argile. Ce sont les empreintes en négatif des maisons du village en contrebas construites avec des pierres extraites de ces trous béants puis dégrossies transportées façonnées. Leur existence est insoupçonnable de loin car la bruyère sur leur pourtour plonge brusquement dans le vide. Leurs flancs sont aussi escarpés et traîtres que ceux des carrières abandonnées ou des lacs asséchés rendus à la végétation. Aucun panneau ne les signale. Rien pour avertir les randonneurs ou leur permettre de s’orienter. Ces stigmates camouflés parfois dangereux sont autant de reliques d’un passé industriel. Des mondes cachés. Souterrains. »

Cette nature cache ou révèle, le vent, la neige, le gel modifient tout, rendant changeante chaque trace, et cette montagne va rendre Grindle presque fou, lui qui l’arpentera avec acharnement pour trouver des indices, des signes du passage de Melany.

Le livre va crescendo dans l’horreur, mais il commence à définir mieux aussi les deux enquêteurs Grindle et Mace, qui s’ils ne nous sont pas forcément sympathiques, creusés davantage deviennent vraiment intéressants dans leur personnalité et dans leur relation. Et on se dit: une série ? Franchement, j’aimerais bien retrouver ces deux types bizarres ( Grindle étant champion dans le style bizarre ) dans d’autres intrigues de cette force.

Quant à la fin, bravo…Tout y est, le style, l’ambiance, la descente aux enfers sur les pas de Rutter et les paysages aussi torturés et trompeurs que les gens qui y vivent. D’ailleurs, il faut que je rajoute que l’auteur a banni les virgules de son livre ( vous l’aurez remarqué dans les extraits ). Points, points-virgules, mais aucune virgule. Option très intéressante qui donne un souffle et un rythme très particuliers en lisant, j’ai beaucoup aimé ça. J’aimerais bien connaître l’intention de l’auteur avec cette spécificité et ce qu’en pense la traductrice aussi, tiens…

Dérangeant, plein de ténèbres et comme le dit Val McDermid en 4ème de couverture  » décadent et dépravé », une réussite totale.

Mace, les soirs de solitude alcoolisée:

« En quittant la capitale il rêvait de vivre sur une péniche. Malheureusement il n’y a pas de canaux dans les Dales. L’ère industrielle des filatures de coton et des mines de charbon n’était pas arrivée jusqu’ici; les reliefs étaient trop accidentés et les villes trop éloignées. La région ne se prêtait qu’à l’élevage des moutons et à la production d’ardoise. Il allume la radio. Slade chante Noël. Ta gueule.

Il saisit son iPod. Iggy.

Sweet sixteen in leather boots. »

7 réflexions au sujet de « « Dégradation » – Benjamin Myers – Seuil/ Cadre Noir, traduit par Isabelle Maillet »

  1. Les virgules, ce sont des pauses, des respirations … Elles me sont nécessaires aussi bien à la lecture qu’à l’écriture. Leur absence oblige à ses phrases courtes. J’imagine du coup une alternance d’essoufflements et de pauses, comme quand on court longtemps et qu’on doit reprendre régulièrement haleine … pour pouvoir continuer.

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