« Ça vous rentre dans la peau. On n’en prend pas conscience tout de suite, seulement quand on regarde ce qu’on a toujours connu, ce qu’on laisse derrière soi, par les vitres de la voiture.
Ils longent les rues, les magasins, les coins de trottoir où ils se sont installés. Les fantômes du passé sont de sortie, le regard happé sur eux. Peau douteuse, yeux renfoncés, sourires flippants.
Ils le sentent dans leurs os, même. Le pain, la picole, le béton. La beauté que ça renferme. Les souvenirs fragmentés qui les aveuglent. Prêcheurs, parents, ouvriers. Des idéalistes aux pupilles vides qui vont droit dans le mur. Les réverbères, les voitures, les cadavres à enterrer, les bébés à faire. Un boulot. Rien qu’un boulot. »
Kate Tempest, une jeune anglaise de 33 ans, est déjà très célèbre dans son pays pour ses talents de poétesse, et la façon de scander ses textes sur scène. Je ne la connaissais pas et voici son premier roman, enthousiasmant et prometteur. J’en ai aimé la construction, travaillée et très réussie, l’écriture qui présente des variations de rythme, de ton selon ce qu’elle dit, selon les circonstances et les milieux où les faits se déroulent et puis par- dessus tout j’ai adoré les personnages féminins du roman, et en particulier Harry et Becky.
Ce serait faux de dire qu’il y a une intrigue linéaire, il y a surtout plein de vie, de vies, celles de ces habitants du sud -ouest de Londres ( je me suis dit plusieurs fois: zut ! je ne connais pas Londres du tout, ça m’aurait sans doute aidée à mieux visualiser le décor), « les enfants du désordre » comme le dit bien la 4ème de couverture. Eux nous les connaissons, ils sont de partout, on dit aussi « génération sacrifiée » c’est épouvantable quand on y réfléchit, non ? Ces jeunes ont des rêves et tentent tout, risquent tout pour les réaliser, sinon ils renoncent, et tombent.
Alors je vous présente Harry. Harry / Harriett est une jeune femme qui s’est toujours rêvée garçon et qui s’enflamme pour les filles. Ainsi, elle va être foudroyée par Becky. Elle, elle se rêve danseuse, mais ne fait que quelques apparitions dans des clips, elle veut créer un ballet pour elle et pour en avoir les moyens, elle est « masseuse », et puis elle est aussi serveuse chez son oncle. Elle est en colocation avec Charlotte. Le roman débute par un superbe premier chapitre qui installe le décor du quartier et surtout remonte le temps avant de reprendre dans l’ordre l’histoire.
Ces personnages sont souvent très attachants, et leur histoire est décrite en arborescence.
Construction parfaite. Kate Tempest va ainsi nous présenter les protagonistes, l’un après l’autre ils vont entrer en scène et pour chacun des plus importants, on va voir un arbre se déployer remontant à l’origine des familles, des couples et de leurs descendants. Pour Harry ( ses parents, leur rencontre, leur divorce, le nouveau compagnon de la mère, Miriam, qui ils sont, à quoi ils aspiraient et ce qu’il est advenu de leurs rêves ), qui a un frère, Pete. Puis pour Becky et sa généalogie aux lointaines racines italiennes ( les destins fracassés des parents sont très émouvants )…et ainsi va se construire le réseau au sein duquel se déroule l’intrigue à proprement parler. Les branches vont se croiser, se mêler au gré des rencontres dans divers lieux, jusqu’à former une sorte de réseau dramatique parfois, lumineux pourtant par la grâce de ces deux femmes qui m’ont vraiment émue, Harry et Becky, deux combattantes dans le chaos qu’est ce Londres contemporain. « Écoute la ville tomber », beau titre qui évoque la description que fait Becky de son quartier après un an d’absence, critique triste, désabusée, mais révoltée de ce que deviennent les grandes villes entre les mains des investisseurs, ce qu’il advient de ceux qui faisaient la vie des quartiers et que le monde de l’argent balaie vers la périphérie.
« Son Londres a changé.
Du regard, Becky cherche ce qui lui a tant manqué, mais plus rien n’est pareil. Disparue, la salle de billard; une palissade dissimule ses fondations et quatre étages ont poussé sur son toit, elle se transforme à vitesse accélérée en une énième résidence de luxe.La boutique de robes de mariée et l’institut de beauté à moitié en ruines où elle se fournissait en herbe tout en se faisant faire les ongles – celle avec le mannequin mélancolique dans la vitrine qui a présenté des années durant la même robe à sequins bleu paon – ont laissé la place à un café branché avec murs en brique et longues suspensions.[…] La piscine a été passée au bulldozer, au même titre que l’ancienne mairie qui abritait la garderie où elle allait petite. L’ancien poste de police. Reconverti en appartements ou est en passe de l’être. Les immeubles d’origine sont vides, comme des visages aux yeux pochés. Vitres fracassées, façades arrachées. »
Cette ville qui tombe, ce sont aussi ses habitants qui tombent, comme le raconte l’auteure à travers l’histoire de ces couples qui de jeunes gens doués et pleins de projets, se retrouvent peu à peu dans le renoncement, ce sont ces couples qui s’aimaient puis se détestent ou s’ignorent, la ville, celles, ceux et ce qu’elle contient tombent…La jeunesse s’adonne à l’alcool, à la drogue, aux soirées gorgées de tout ça, on danse avec frénésie pour peut-être penser encore qu’on est vivant.
Les rêves brisés, elle en parle si bien cette jeune femme qui scande sa poésie avec force…Le fin mot de l’histoire est bien politique. Quelques scènes du passage de Pete à l’équivalent anglais de notre Pôle Emploi à elles seules en sont une démonstration. Ce sans insistance, tout est dit par la vie des personnages, évitant toute lourdeur, laissant faire l’intelligence du lecteur.
Quelques phrases referment la présence de Harry et ce passage est une énigme pour moi, même si j’en ai fait mon interprétation et si vous lisez le roman ( mais lisez-le ! ) j’aimerais bien savoir ce que vous en pensez. Rencontre entre Pico, roi péruvien d’un juteux trafic de drogue, tout juste sorti de quelques mois de prison et Harry, revendeuse de grand talent:
« Le silence revient, vorace. Prédateur. Un serveur fait son apparition, Pico lui fait discrètement signe de s’éloigner. Harry trouve ce geste extrêmement grossier. Pico boit son vin. Il avale une fourchetée de feuilles vert vif. Il mâchonne comme un ruminant, et Harry, qui le croyait plus raffiné, est abasourdie.[…] Elle n’a rien à perdre, cela la rend plus forte que jamais. Sans Becky, que vaut cet argent? Sans Londres, où est le rêve? Elle hausse les épaules. « Tu peux me faire ce que tu veux, Pico. » Elle plante son regard dans le sien. « J’en ai fini avec la came. » Elle le fixe jusqu’à en avoir mal aux yeux. « Terminé. », annonce-t-elle. Avant de s’embraser. »
(Ah ! Surprenant, non ? Qu’en pensez-vous?)
L’intelligence est là dans l’architecture de ce livre où les branches de ces arbres familiaux vont se rencontrer et tisser ces vies qui vont se croiser, se heurter, se mélanger, se nouer et casser. En même temps, le décor s’effondre et on voit les petits magasins qui ferment, le quartier qui se déglingue lui aussi et les liens sociaux avec. Grand talent aussi pour amener les rencontres; nous savons déjà, mais les personnages non, et nous sommes donc un peu des voyeurs, ainsi quand Becky voit Pete la première fois, dans le café si plein d’histoires de son oncle Ron. C’est une sorte de ballet presque immobile et presque muet, lent, ponctué du tintement des tasses et des cuillères, de regards à la dérobée et une tension charnelle s’est créée:
« La clochette qui marque chaque entrée tinte, elle doit affronter une soudaine salve de clients et pourtant, même occupée, elle est incapable de ne pas penser à lui. Elle le voit finir son assiette, s’essuyer la bouche et rester assis, plongé dans ses pensées, un long moment, à se curer les dents avec la langue. Il vérifie le fond de sa tasse, la vide d’un trait et se rince la bouche avec le café avant de la reposer. La scène se déroule au ralenti. Becky l’observe du coin de l’œil, il se met debout et bondit dans sa direction. Son corps n’est plus qu’une vibration. Un grondement assourdi, informe. Le monde décélère, elle a le cœur au bord des lèvres. »
Je suis très heureuse et très épatée par les jeunes femmes dont j’ai lu les premiers romans ou nouvelles ces derniers mois : Jenni Fagan, Claire Vaye Watkins, Robin McArthur, Chanelle Benz et aussi Valentine Imhof.
Voici maintenant la très jeune Kate Tempest, pleine de force et de talent avec laquelle il va falloir compter. Voici le texte qui l’a rendue très célèbre en Angleterre, véritable réquisitoire de notre temps ( il existe une vidéo version plus courte, avec un montage photo terrifiant que je vous invite à aller voir par vous-même, ça vaut le coup ). C’est violent pour un monde violent, voici la poésie d’aujourd’hui
J’ai lu ton billet en diagonale, ayant l’intention de le lire bientôt, mais j’ai bien compris, entre les lignes, ton emballement… parmi les jeunes auteurs que tu cites à la fin de ta chronique, je n’ai lu que Claire Vaye Watkins, dont j’ai vraiment aimé l’écriture.
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Ah ! je fais comme toi, je ne lis pas grand chose avant ma propre lecture. Là, quand même, 33 ans,douée ! J’aime lire des premiers romans, il y a dans cette jeunesse une fougue formidable, même quand il y a des maladresses, il y a en tous cas de la sincérité – qui manque par ailleurs à pas mal d’auteurs plus aguerris – . J’espère que tu aimeras cette Tempest qui décoiffe! ( bouh !vilain jeu de mot ! )
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Je suis impressionnée! Quel talent! Je sais que ce livre me plaira:j’aime déjà son style après avoir lu ces quelques extraits que tu as choisi et que j’ai lu avec beaucoup de plaisir en voulant en savoir plus! L’histoire me tente aussi! Quelle chance nous avons avec ces nouveaux(elles) écrivains nous découvrons ( j’ai pris note des noms cités ci-dessus et je rajoute d’autres jeunes talents que je découvre en ce moment: Gabriel Tallent ( il porte bien son nom 😉 ), Julie Buntin, Emily Ruskovich et j’ai hâte de découvrir Kate Tempest! Merci pour cette très belle chronique qui donne vraiment envie d’acheter ou d’emprunter ce livre!
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Je suis pour encourager la jeunesse, à laquelle on a tendance de reprocher : qu’elle ne lit plus, qu’elle ne sait plus écrire, qu’elle est formatée, etc etc…Moi je crois en la jeunesse, il faut l’écouter et enfin la lire quand elle le fait avec autant de talent que cette jeune anglaise
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Je suis tout à fait d’accord avec toi! Des collègues se plaignaient des jeunes au centres pendant ces vacances! Je leur propose toujours plusieurs activités et pas ce que j’aimerais faire moi! Ils ont voulu essayer de faire une gravure et écrire un petit poème eux-mêmes, c’était génial! Ils m’apprennent à jouer aux échecs ( ce sont soit-disant des cas désespérés, ces enfants et jeunes avec qui je travaille qui ont quand-même eu l’idée géniale de faire un théatre de marionnettes pour les petits, théatre que nous avons construit nous-même avec quelques planches et deux morceaux de tissus d’anciens rideaux que j’avais à la maison )! On a fait de la peinture « graffiti », c’était une grande première pour moi et le résultat était fantastique! A la fin des vacances, hier donc, ils m’ont fait un magniqfique dessin avec un simple « MERCI », j’ai eu du mal à retenir mes larmes avant de quitter le centre ;-)!
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Heureusement qu’il y a des gens comme toi, et d’autres aussi pour faire la balance !
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Ping : Vos billets tentateurs ; première moitié d’année 2018 – L'or rouge
A reblogué ceci sur La livrophageet a ajouté:
Un premier roman fort, par une jeune femme brillante, à découvrir vraiment.
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