« La vie parfaite » – Silvia Avallone – Liana Levi/Piccolo, traduit par Françoise Brun

Première partie

Trois kilos quatre cents

Ça montait d’on ne sait quel univers enfoui dans son corps. Loin dans sa chair, comme arrivant d’un pays étranger.

Puis ça augmentait, irradiait depuis le nombril jusqu’à l’infini. Soixante secondes, précises, régulières. Elle savait qu’elle allait lui briser les reins. Grandir encore. Devenir géante, comme Rosaria , sa mère, abandonnée la veille sur le canapé, comme ce téléphone dans le couloir, qui n’avait pas sonné depuis des années; les yeux de Zeno quand il lui avait dit : »Partons. »

Son cœur allait s’arrêter, comme tout ce qui ne peut pas guérir. Adele le savait. »

Quand le premier roman de Silvia Avallone fut publié, ce « D’acier » exceptionnel, j’ai été véritablement heureuse d’entendre une voix aussi belle et talentueuse parler de l’adolescence dans une cité ouvrière, et les deux gamines Anna et Francesca sont restées inoubliables. Puis est paru « Marina Bellezza », que j’ai aimé aussi, qui lui aussi explorait les vies de jeunes gens en Italie en temps de crise, les rêves qui se brisent sur le chômage et la précarité;  mais c’est dans « La vie parfaite » que je retrouve très fort ce que j’ai tellement aimé dans « D’acier ». Les filles sont encore adolescentes, dans cet entre-deux hésitant et difficile, dans la cité des Lombriconi, à la périphérie de Bologne.Si j’ai trouvé que le livre aurait pu être un peu resserré, il a été pourtant un grand plaisir de lecture. Avec cette petite Adele, pas tout à fait 18 ans, et enceinte, déjà…Les Lombriconi, une vue de dehors:

« Une femme à son balcon, en train de fumer. Les cheveux desséchés par les décolorations, la peau ternie par la nicotine et le regard marqué par les heures supplémentaires. Elle était en jogging, ou peut-être en pyjama, observant la cour en bas où s’était rassemblé un groupe de jeunes en scooter. Zeno fut certain qu’elle cherchait parmi eux le visage absent de son fils.

À d’autres fenêtres, à d’autres balcons des sept tours qui enserraient les Lombriconi sur trois côtés, comme pour les assiéger, il y avait des dizaines de femmes semblables. Plus jeunes, plus vieilles. À demi cachées derrière un rideau, ou le front plissé contre la vitre. Des pinces à linge à la main, un petit miroir de maquillage, un portable. Toutes identiques dans leur façon de regarder dehors, tels des oiseaux coincés dans un colombier. »

Les Lombriconi, vue de dedans :

« Petit, Manuel D’Amore était bon au foot, il savait tirer et marquer des buts. […]

Ce jour-là, il était rentré en nage et mort de soif, et il avait trouvé sa mère par terre, la bouche en sang.

Par la fenêtre ouverte, à travers les rideaux, on entendait les coups frappés dans le ballon et les insultes.

Il l’avait crue morte. Pendant un long moment, cloué sur place dans l’entrée, la porte encore entrebâillée, tout s’était effondré autour de lui.

Ce n’était pas la première fois que son père la frappait, il le faisait tout le temps, mais au point de la tuer… Manuel savait qu’elle n’était pas jolie. elle était trop grosse, elle s’habillait comme un homme: jeans larges, grands pulls noirs jusqu’au cou. Jamais un bijou, les cheveux coupés très court. Mais c’était sa mère, personne ne la remplacerait. 

Il avait trouvé le courage de s’approcher. S’était penché sur elle et l’avait vue respirer : elle était seulement évanouie.

Le monde de Manuel avait recommencé à tourner. »

Manuel écoute Eminem: Lose yourself

J’ai aimé Adele intensément le temps de cette lecture dans laquelle les filles et les femmes sont à l’honneur, bien que les personnages masculins ne soient pas négligés.

Le test:

« Ça doit être bon, maintenant », dit Claudia.

Adele vérifia l’écran de son portable: « Deux minutes quarante et une.

-C’est bon. »

Elles se retournèrent. Il était là, sur le lavabo: un objet inoffensif qui ressemblait à un stabilo. Elles s’approchèrent. Toujours se tenant la main. En nage, le cœur battant. Mais certaines, au fond, que rien ne leur arriverait, que ce n’était qu’une mise en scène, une saynète comme à l’école. Où on faisait comme si. »

Les filles m’ont séduite, attachée. Le sujet principal autour duquel tournent les vies, c’est la maternité et la féminité, à tous les âges et pas toujours en phase. Mais les hommes et les garçons pour autant ne sont pas juste des ombres autour, non. Mon préféré est bien sûr Zeno, grand jeune homme dégingandé et surtout lycéen au centre ville. ce qui le démarque, alors qu’il vit aux Lombriconi.

Zeno, amoureux silencieux d’Adele et qui de sa fenêtre scrute sa vie pour écrire son roman:

« La « vie privée », aux Lombriconi, était un bien grand mot. Si on voulait, on connaissait les secrets les plus noirs des gens. La nuit, en tendant l’oreille, on entendait le ronron des ventilateurs mais aussi le frottement des draps.

Les façades des blocs d’immeubles formaient un zigzag, comme un dessin d’enfant. On s’épiait en coulisse depuis les balcons et les fenêtres des mêmes étages, par la fenêtre de la salle de bains ou celle de la cuisine. Sans compter la multiplicité des points de vue, depuis les tours en face ou à côté, les bancs et les murets de la cour, où il  y avait toujours quelqu’un pour regarder. Le concepteur de ce quartier devait avoir eu des visées littéraires. Zeno, d’ailleurs,n’était ni un espion, ni un fouineur.

Il écrivait.

Il aurait pu passer des heures dans cette position inconfortable, à regarder Adele débarrasser. »

Les personnages de Silvia Avallone ne sont pas tous du même milieu et elle les mêle habilement, faisant se rencontrer des attentes qui s’emboîtent et qui vont créer des liens. Mais pour tout vous dire, ce sont ces adolescentes de la cité qui m’ont totalement bouleversée. Les descriptions que l’auteure en fait sont d’une grande justesse, sur le langage, les tenues, les rencontres, et surtout quand elle entre dans leurs pensées et qu’elle saisit leurs peurs, leurs angoisses, leurs attentes qu’elles savent inatteignables et finalement leur ingénuité sous des airs dégourdis et bravaches. C’est un grand talent de Silvia Avallone, cette empathie avec ces jeunes filles.

Voici la 4ème de couverture qui n’en dit pas trop:

« Le matin de Pâques, Adele quitte le quartier Labriola et part accoucher, seule. Parce que l’avenir n’existe pas pour les jeunes nés comme elle du mauvais côté de la ville, parce qu’elle n’a que dix-huit ans et que son père est en prison, elle envisage d’abandonner son bébé. À une poignée de kilomètres, dans le centre de Bologne, le désir inassouvi d’enfant torture Dora jusqu’à l’obsession. Autour de ces deux femmes au seuil de choix cruciaux, gravitent les témoins de leur histoire. Et tous ces géants fragiles, ces losers magnifiques, cherchent un ailleurs, un lieu sûr, où l’on pourrait entrevoir la vie parfaite. Avec un souffle prodigieux et une écriture incandescente, Silvia Avallone compose un roman poignant sur la maternité et la jeunesse italienne écartelée entre précarité et espoir. »

C’est un résumé parfait, et j’espère que les petits extraits que je vous livre vous tenteront.

Écoutez-la, Silvia Avallone, écoutez-là : 

Un très beau livre, fort, humain, social, militant. Je rajoute qu’à l’heure du confinement, on imagine sans peine la vie aux Lombriconi, derrière les rideaux…Silvia Avallone sans aucun doute doit y penser, elle qui saisit si bien ces quartiers, leur vie, leurs vies et leur âme. Et qui nous montre en héroïnes toutes les femmes de ce quartier. Coup de cœur !

2 réflexions au sujet de « « La vie parfaite » – Silvia Avallone – Liana Levi/Piccolo, traduit par Françoise Brun »

  1. Moi aussi j’ai lu ces trois romans de Silvia Avallone et toujours avec le même plaisir. Quelle belle écriture pour mettre en avant ces histoires de femmes de tous âges, de banlieue, de souffrances. J’ai particulièrement aimé Une vie parfaite et comme toi je pense à tous ces gens dans les cités, confinés et en particulier à toutes ces femmes martyrisées….. 🙂

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