« J’ai deux bureaux. Un sous l’eau, l’autre sur terre.
Celui à terre est un open space où la mission de mes collègues est de boire. Ce matin, il y avait un bureau d’études PMU à la table 8. À la table 10, réunion politique pour les fachos locaux, vieux hiboux en plumes Lacoste, jus de citron et expresso. Table 3, un brainstorming hautement culturel dans un silence à 206 décibels. Bières, pastis, pastis, bière. Il est 10 heures.
Table 15, thé vert, 2 kilos de clémentines, un piano azerty, des fils de réglisse relient le mur à mon ordinateur, mon ordinateur à l’iPhone. »
Francine Kreiss est apnéiste, photographe et journaliste. Elle nous livre ici un livre entre roman et fiction, je dirai plutôt une expérience, une sorte de récit qui oscille entre un superbe plaidoyer pour la mer qui est son logis de prédilection et le portrait de Thommy Recco qui s’il est « héros de guerre, apnéiste hors pair » est aussi meurtrier et en ce qui concerne absolument détestable, très effrayant, dingue. C’est la curiosité qui va pousser Francine Kreiss à s’intéresser de près, très près, trop près ? à ce personnage totalement déstabilisant pour elle. Car c’est un manipulateur, charmeur et colérique.
J’ai bien sûr cherché et trouvé sur le net de nombreux articles de presse, des vidéos, des reportages et cet article en particulier paru dans Corse Matin, plutôt tourné vers les raisons pour lesquelles Francine Kreiss s’est intéressée à cet homme, qu’elle pensait être un corailleur – qui est en fait un autre membre de la famille Recco, Toussaint.. Alors je vous laisse le lire, je pourrais fort bien en faire un résumé, mais je préfère vous donner mes impressions de lecture.
Je dirais que si Francine Kreiss écrivait un roman uniquement sur son amour de la mer, j’y prendrais un grand plaisir.
« Enfin la mer s’assoit sur mon siège passager. Elle est là, tissée de saphirs. Je lui réponds un sourire niais d’imbécile heureuse. »
Elle a un vrai tempérament, une voix singulière, et certaines scènes en mer sont d’une grande beauté et d’une grande intensité
« Je suis le sentier, m’accroche à la branche de l’arbre pour gravir le rocher. J’esquive toujours les mêmes branches basses. J’avance les yeux plongés dans l’eau. Le bleu marine accouche de turquoises et d’émeraudes sous un effet stroboscopique.
C’est effrayant, la beauté, parfois. Je la regarde m’aliéner. »
ou en plongée :
« Le bleu remplit mes orbites. La gravité n’existe plus. Toutes les dimensions sont inversées, je vis la tête en bas. Mes pieds sont des nageoires ultra flexibles. Mon corps s’étire à l’infini dans la brutale sensualité de l’eau. Tout est souple.
Le silence est une drogue dure. Le silence sous-marin, une légende. Ô combien mystérieux le bruit des poissons qui respirent. Ô combien troublant le son du battement cardiaque. Quantique, le silence…À chaque décision importante, je pars m’enfermer sous l’eau. Le cerveau en apesanteur ne réfléchit pas comme sur le rugueux plancher de la terre.
Le souffle s’arrête et surgit l’essentiel. »
Ce sont vraiment ces lignes sur la relation de Francine Kreiss avec l’élément aquatique qui sont pour moi les plus belles. Cette idée de « s’enfermer sous l’eau » me plaît beaucoup.
Ses plongées en apnée dans la vie de la famille Recco, la relation épistolaire avec Thommy, suivie de visites en prison avec ce tueur ne m’ont pas autant séduite tant j’ai été révulsée par le personnage. Dans les premières pages, on perçoit chez l’auteure une… naïveté? neutralité? objectivité? étonnante face à ce Thommy bravache, fanfaron, si sûr de lui.
« J’ai ce confort secret face à la mort, elle ne me hante pas puisqu’elle n’est qu’un sommeil.
Seules de rares personnes qui me sont vitales n’en ont pas encore saisi l’importance. il n’y a que pour elles que la mort me traumatise. pour les autres, chacun pour soi et Dieu pour tous. Est-ce ça, mon problème? Ne plus faire de la mort un souci majeur?
Il est vrai que, dans ces articles, le face-à-face des photos morbides avec celles de Thommy illuminé de son sourire jovial crée un malaise. On a envie de l’attraper par les épaules. De le regarder droit dans les yeux et de lui crier : « Mais t’es con ou quoi ? Jamais tu réfléchis avant de tirer ? » »
Les photos de Recco montrent un visage assez terrifiant. Ne pas se fier aux apparences, bien sûr, mais il y a un éclat dément dans ses yeux et dans son sourire carnassier, vous ne trouvez-pas ? Glaçant. Et on comprend alors dans quoi Francine Kreiss a mis les pieds, une sorte de fascination à laquelle on voit avec quelle force et quelle intelligence elle a su finalement – totalement ? – échapper. De très belles scènes de repas, les rencontres avec la famille Recco, corsissime – je sais, ce vocable n’existe pas, je l’invente – et la mer, et cette ambiance du Sud avec son côté tapageur mais aussi ses secrets.
J’émaille ce bref article de quelques extraits que j’ai trouvé soit très beaux, soit très représentatifs et étonnants, comme le sont ces gens que Francine Kreiss nous fait rencontrer. Conversation au téléphone avec Jacqueline, sœur de Thommy:
« »Oui, madame Kreiss, Thommy m’a appelée à 8 heures ce matin pour me dire qu’il fallait que l’on se voie. Mais vendredi plutôt, parce que je suis très fatiguée en ce moment. »
Je comprends qu’elle n’a pas très envie de me voir.
« Si vous êtes fatiguée, reposez-vous. Je repasse en septembre si vous préférez.
-Oh oui, ce serait mieux Je sors d’un cancer et mon mari a été assassiné, alors j’ai un coup de mou. »
C’est surréaliste, chaque rencontre avec un Recco commence par la même chose : le meurtre. »
Une lecture assez étrange, je dois le dire. Je lis peu de ces ouvrages documentaires, celui-ci est perturbant, avec de belles qualités d’écriture.
Ah ben ça change, mais ça reste noir polar!
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Oui ! un vrai sale type ce Recco, la réalité dépasse souvent la fiction, même dans le noir. De très belles pages sur l’apnée, sur l’élément aquatique, on y sent la passion de cette femme-poisson
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Je viens de lire l’article sur Corse Matin, et je trouve qu’il y a surtout du sordide dans la fascination morbide qui fait le terreau de ce livre …
En même temps, je plains quand même cet homme doublement enfermé dans sa cellule et loin de la mer. A moins que ce ne soit sa part animale, reptilienne, quasi originelle, que je plains : quelle part d’humanité y aurait-il chez un homme qui peut tuer 7 personnes dont une fillette de 11 ans ?
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D’accord avec toi, même si je ne parviens pas à le plaindre, cet homme. Mais comme je le dis, les pages de Francine Kreiss sont très très belles, et c’est justement cet émerveillement face à cet élément qui peut faire percevoir comme est dure la punition pour Recco.
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