« Fardo » – Ananda Devi -Musée des Confluences/ Cambourakis – Récits d’objets

 » Un aveu

Cela peut arriver: ce fil d’équilibre sur lequel on avançait jusqu’ici sans trop de difficulté peut, sans prévenir, décider de se rompre. Les années se sont bâties sur leur socle d’habitudes, sur leurs piliers de certitudes, mais voilà que quelque chose, en soi, flanche, trébuche. Dans l’espace connu et tant arpenté – mais jamais apprivoisé – qu’est l’écriture, une ombre s’agite.

Une ombre, oui; plus qu’un doute: une menace. »

Ma quatrième lecture de cette collection que j’aime énormément. Et là, je dois dire que je suis sortie complètement bouleversée par ce texte, et même fortement perturbée et mal à l’aise. Et ce n’est pas un reproche, bien au contraire. Rien que les premières pages annoncent une observatrice en état fragile, en déséquilibre, en grande fragilité. L’arrivée et le défi à relever:

 » Mais un texte de commande, une fois accepté, se doit d’être honoré. On ne peut se désister qu’en révélant au monde ce qui nous mine, nous hante, nous obsède: la crainte d’une trahison.

Ainsi grandit l’angoisse, le temps d’un voyage.

Ainsi en va-t-il de la tourmente d’un auteur face à ses secrètes meurtrissures. »

Je n’ai jamais lu Ananda Devi et son écriture est parfaite, juste, posée, poétique aussi, pour ici un contenu qui m’a frappée vivement. C’est très fort de provoquer ça et difficile de dire jusqu’à quel point générer ce malaise est volontaire. Pour amener un sursaut, faire réagir et en tous cas faire réfléchir. Ainsi sur notre anthropocentrisme décuplé par les médias modernes.

 » Chacun se prend pour le centre du monde. Une conviction renforcée par les outils de communication modernes, ces miroirs narcissiques du Soi, qui font de chacun le héros de sa propre narration, et dont la fonction, proche du pain et des jeux de la Rome antique, reviendrait à générer des besoins artificiels et éphémères pour faire oublier la réalité. La vie comme spectacle, comme téléréalité, comme théâtre d’ombres de Platon. »

« L’objet » dont il est question, plutôt un « sujet », choisi par l’auteure au musée est une momie péruvienne datée entre 900 et 1470 après J.C. Ce n’est que mon point de vue mais j’ai du mal avec l’exposition de sépultures, et même du fait qu’on les retire de leur lieu d’origine, qu’on les décortique en quelque sorte, et puis qu’on les expose. Cela m’a toujours mise mal à l’aise. On va me dire: c’est pour faire avancer nos connaissances…oui, et ? Je ne crois en rien, aucun dieu, aucun vague espoir d’un truc après la mort, rien, je ne crois en rien de tout ça. Pour autant, je respecte ceux qui voient dans la mort  le début d’autre chose, une suite, et je respecte les rites, les attachements à des croyances-  tant qu’on ne m’empêche pas d’être une mécréante -.J’ai vu cette momie dans ce musée et le squelette de cette femme du Caucase dont il est question aussi dans ce petit livre, j’en ai vu au musée Champollion de Figeac aussi et ailleurs. Pour le coup, ces cadavres, ce sont bien des cadavres, deviennent des objets scrutés et exposés. Certes, cette femme momifiée est gardée sous verre et dans un lieu sombre, à peine éclairée. Signe de respect et sans doute aussi pour qu’elle ne s’altère pas. Les objets qui représentent sa fonction dans la communauté des siens, des fuseaux serrés dans une main, des plumes dans l’autre. Le fardo est le tissu qui enveloppait la momie, fœtus en attente de renaissance ? C’est une tisserande Ychsma.

« Et c’est pour cela que j’aurais voulu, ce soir, partager sa nuit à elle. Être seule avec elle, accompagner son silence, lui tenir la main par-delà le panneau de verre, et surtout, lui dire qu’on ne l’oublie pas.

Qu’elle est une étoile qui s’est, la folle, rapprochée, et qui va mourir avant moi comme l’écrit René Char. 

Tant il est vrai que sa lumière nous parvient de plus loin que le temps. »

Il fallait le regard d’Ananda Devi pour redonner substance à ce corps, pour en envisager sa vie. À travers elle, c’est sur toutes les femmes du monde et des temps qu’Ananda Devi se penche avec douceur, attention douloureuse et respect. Camus est très présent dans ce livre, et la question de l’humanisme. Ici encore, l’angoisse d’Ananda Devi

« Car notre époque a libéré une parole de violence qui a efficacement coupé les ailes aux bons sentiments: les masques sont tombés, et les gueules s’ouvrent sur leurs hallalis. Si les extrémistes s’affichent aussi ouvertement, c’est parce qu’ils parlent directement à leurs semblables. Ils se confortent, se renforcent les uns les autres, alimentent leur toxicité et leur fiel. Ils n’ont plus besoin de faire bonne figure, puisqu’ils ont le sentiment qu’ils seront bientôt les maîtres.

Ils seront, bientôt, les maîtres, si nous ne réagissons pas.

J’écris ces mots avec une réelle frayeur. » 

Elle engage une réflexion sur la mort et ce qui l’entoure, ce qui la provoque, ce qu’il advient des corps en vie, puis morts. Et elle rend ainsi hommage, en un terrible effet miroir, à toutes les femmes. C’est l’effet miroir qui est ici troublant, révélant une grande souffrance, de nombreux doutes et un profond questionnement sur l’existence. Une femme déstabilisée, qui arrive fragile devant cette momie accroupie, et qui s’y identifie ( enfin quelque chose de cet ordre, je ne suis pas sûre de ça non plus )  dangereusement. C’est un point de vue, un ressenti de cette lecture très belle et dérangeante.

J’ai senti chez Ananada Devi un grand désarroi, un doute et un sentiment de perte. Comme une quête à travers cette tisseuse recroquevillée et sans fardo.

 » Avez-vous aimé, vous les gisantes, les ensevelies? Est-ce la vie ou ma mort que vous avez portée dans votre ventre? Étiez-vous femme comme toute femme qui a osé aimer?

Je le crois, puisqu’une telle complicité s’est créée entre vous et moi que j’ai voulu tenter ce voyage dans vos limbes, dans les lumières qui vous hantent.

Je le crois, puisque je me dis qu’un jour une femme me lira, qu’elle ira alors à votre recherche, et reconnaîtra en vous le sens de sa quête.

Femmes de Koban ou d’Ychsma, le monde vous attend. Il vous désire. »

Un texte très impressionnant.

2 réflexions au sujet de « « Fardo » – Ananda Devi -Musée des Confluences/ Cambourakis – Récits d’objets »

  1. Bonjour chère Livrophage. Je me reconnecte à la blogosphère en ce début 2021 pour découvrir cet article bouleversant et je n’ai qu’une envie courir à la librairie me plonger dans cette histoire de femmes et de mort. Merci beaucoup pour ce partage et excellente année 🙂 Amitiés, Elisa

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    • Chère Elisa, d’abord, on espère et je te souhaite une année qui verra l’horizon s’éclaircir, au minimum, si ce n’est se dégager totalement. Que tes projets ( et les miens si possible !) puissent se réaliser avec un peu plus de sérénité, et puis gardons nous en bonne santé. Maintenant que cela est dit, oui, ce Fardo est un texte vraiment bouleversant, perturbant, et j’ai hâte que tu me donnes ton ressenti. Et je te conseille cette collection ( L’ourse blanche de Simonetta Greggio entre autres, formidable ) c’est une très belle idée, et une vraie réussite. Je t’embrasse, Elisa !

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