« Sarah Jane » – James Sallis- Rivages/Noir, traduit par Isabelle Maillet

9782743653651« Je m’appelle Mignonne mais je ne le suis pas. Je ne l’ai jamais été, je ne le serai jamais. De toute façon, ce n’est pas non plus mon vrai nom, juste le surnom que me donne Papa. Il disait toujours, « la véritable beauté est intérieure », alors à six ans je me suis gratté le bras jusqu’au sang pour vérifier. La cicatrice est encore visible. J’imagine que c’est pareil quand les gens racontent que, si on creuse assez profond, on trouvera la Chine. Moi, je n’ai récolté que des ampoules.

Mon vrai nom est Sarah Jane Pullman. »

L’écriture de James Sallis ne ressemble à aucune autre, et à chaque fois, la lecture est envoûtante. C’est sûrement le vocable qui est au plus près de ce que je ressens. « Sarah Jane » ne fait pas exception et encore là un gros gros plaisir avec ce livre, court et intense.

640px-McNairy_County_Courthouse« J’ai grandi dans une ville appelée Selmer, située à l’endroit où le Tennessee et l’Alabama se rejoignent et forment en quelque sorte leur propre territoire, dans une maison construite à flanc de colline qui, durant  les seize premières années de ma vie, s’est préparée à glisser le long de la pente – ce qu’elle a fait juste après mon départ. Papa s’est ensuite installé dans une caravane dont, pour autant qu’on le sache, il n’est plus beaucoup sorti. Je n’ai pas trop envie de m’étendre sur mon mariage avec Bullhead des années plus tard ni sur tout ça. Encore des cicatrices.

Mais je n’ai pas fait tout ce qui se dit sur mon compte. Pas tout, du moins. »

640px-HominySarah Jane fut une gosse fugueuse avec un gros penchant pour les dérives. On dirait d’ailleurs que les « glissades » sont sa nature. Peut-être est-ce lié à son enfance dans une maison à flanc de colline qui lentement glisse et finira effondrée…Une enfance dans une ferme où son père a un élevage de poulets, où sa mère fugue aussi de temps à autre, part et revient sans crier gare, mais un père gentil et stoïque qui a fait ce qu’il a pu. Quand Sarah Jane quitte la maison, elle se promène d’activité en activité, de ville en ville, de garçon en garçon, et une chose va l’accrocher: la cuisine. Après être allée un peu trop loin, le tribunal lui donnera le choix entre la case prison ou la case armée: ce sera l’armée.

« Mais à partir de là, tout était joué d’avance, jusqu’à l’attitude du juge Fusco m’ordonnant de me lever et disant que, si certains n’allaient pas manquer de contester sa décision, lui était de la vieille école et que, à la lumière de ma jeunesse (qui en avait été fort dépourvue – de lumière, je veux dire) et de mes remords évidents ( ah bon?), il me laissait le choix: aller en prison ou entrer dans l’armée.

J’ai adressé illico un salut militaire à ce vieux schnoque. »

C’est peut-être ce qu’elle a vécu à ce moment de sa vie qui va faire d’elle l’officier de police de la petite ville de Farr, une suite d’événements et d’expériences. Farr, une ville pas ordinaire ( vous souvenez-vous de « Willnot » qui n’était pas une ville ordinaire non plus ?).

Sarah Jane est un personnage fascinant. Elle se raconte et raconte aussi les personnes qu’elle a connues, rencontrées avant et pendant son emploi à la police et c’est passionnant tant elle est spirituelle (James Sallis ponctue d’humour les pensées de Sarah Jane ), fine et d’une grande intelligence. Parlant avec Brag de Will Baumann, le maire:

360px-Blub_and_languages_of_the_fire« Il a demandé que tu passes le voir quand tu pourrais, il veut t’inviter à déjeuner. Tu crois qu’il va essayer de faire appel à tes lumières, pour Cal?

-Faudrait déjà qu’il y ait des ampoules allumées chez moi.

-Mais au moins, t’as pas pété les plombs, comme beaucoup. »

Du Brag tout craché. Sa façon de s’exprimer était en accord avec sa stature et son surnom. Il aurait pu résumer la guerre du Péloponnèse en une phrase. »

Elle s’intègre sans problème au poste de police sous la direction de Cal dont elle sera proche. Elle sent en lui quelque chose qui en fait son semblable, un secret? Une vie antérieure qui les rapproche?  Encore un personnage mystérieux donc, qui va disparaître laissant Sarah Jane triste mais aussi perplexe. Beaucoup de choses sont étranges dans ce livre, comme c’est le cas dans tout ce que j’ai lu pour le moment de James Sallis. Il faut dire que l’écriture est vraiment remarquable, qui contient une pensée et des pistes à réfléchir, beaucoup d’une poésie limpide et discrète, mais aussi de la dérision et une forme de fatalisme serein. Sarah Jane se souvient de son prof, le Pr Balducci:

« Le Pr Balducci: « Toujours le particulier. Les abstractions vous plaqueront un oreiller sur la figure jusqu’à vous étouffer. Aucune théorie n’est applicable à tout. Aucune théorie n’est applicable. Point. » En attendant, il semble que nous soyons programmés pour essayer de cerner ces abstractions. »

Sarah Jane va mener son enquête car Cal est-il mort ou vivant? Et que cache sa disparition? Il s’en suivra une enquête, prétexte pour l’auteur à nous emmener sur les chemins de Farr et sur ceux de la philosophie, ce sans se la jouer, avec une simplicité et une clarté impressionnantes. Puis des histoires d’amour que Sarah Jane raconte avec grâce et humour toujours. Ainsi Sid McLendon:

« Nous nous sommes rencontrés le jour où sa Mercedes est tombée en panne, alors que je patrouillais en dehors de la ville, vu qu’il ne se produisait rien plus près et que j’avais eu ma dose quotidienne d’heures passées le cul sur une chaise. Je me suis arrêtée en l’apercevant. Une Mercedes. Dans la région de Farr, c’est aussi rare que de croiser quelqu’un à dos de chameau. »

James Sallis est un très très grand écrivain, qui allant bien au-delà de l’enquête policière, entraîne ses personnages et ses lecteurs dans un univers captivant par ce qu’il présente des êtres humains. Comme Abel, le vieil homme:

man-g88a40f60a_640« Ce qui se passe, quand on arrive à la fin du voyage, c’est qu’on se prend à espérer que notre vie –  et on a beau regarder, ça on peut pas le voir – , ben on espère qu’elle a ressemblé à quelque chose. Pas qu’elle a eu un sens ou un but, ce genre de conneries. Non, juste qu’elle a eu une forme, que c’était pas comme une espèce de bouillie flanquée sur une assiette. »

Joli, non ? Les hésitations, les choix d’un chemin à prendre ou à quitter, les faux pas et la question: comme pour la maison du père de Sarah Jane, jusqu’où attendre avant la chute, comment rester au bord du gouffre sans y tomber… Magnifique, extrêmement fort, James Sallis, un grand auteur. Gros gros coup de cœur.

Je termine sur cet extrait, ironique et très pertinent:

« On  accorde beaucoup de place dans les romans, en particulier dans les romans américains, me semble-t-il, à la notion de rédemption. Quelque chose que quelqu’un a fait dans le passé, ou fait sous nos yeux, nous est présenté, et les cent soixante ou huit cent pages suivantes montrent ses tentatives laborieuses pour recouvrer un équilibre. C’est en tous cas ce que mes profs de fac ne cessaient de souligner. Peut-être s’agissait-il d’un signe des temps, ce besoin éprouvé par l’âme collective de la nation de mettre en lumière des fautes pour mieux les cerner et les évacuer, et cette faculté des profs à trouver la rédemption dans les livres parce que c’était ce qu’ils y cherchaient. Ou peut-être que je pousse l’analyse trop loin. »

James Sallis, pétri d’intelligence, à ne pas manquer. 

10 réflexions au sujet de « « Sarah Jane » – James Sallis- Rivages/Noir, traduit par Isabelle Maillet »

  1. Que c’est agréable de lire tes chroniques! J’aime beaucoup cet écrivain et j’ai vu ce livre sur un site, après le travail, je passerai à la petite librairie spécialisée dans les livres traduits en français où j’ai acheté des livres de Daniel Woodrell, Ron Rash, Ben Whitmer, Larry Brown etc qu’on ne trouve pas toujours à la bibliothèque! Et j’ai découvert l’écriture de James Sallis il y a quelques temps en me promenant à la FNAC, j’ai craqué pour « Willnot » que quelqu’un m’avait conseillé, qui pouvait bien être cette personne:-)?

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  2. Ça me donne bien envie de le lire. Merci à toi pour cette belle présentation. Je n’ai jamais lu cet auteur, je vais de ce pas, illico et prestement me trouver ce bouquin. Amicalement Pascal

    Aimé par 1 personne

    • Bonjour Pascal ! Merci de ton passage ici. Oui, James Sallis, un sacré auteur, je n’ai jamais été déçue – mais je suis loin d’avoir tout lu de lui, ce qui est bien, ça me laisse des possibilités de bonheur ! Prends Willnot aussi. On s’appelle? Bises camarade !

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