Entretien avec Nadine Ribault

LES ARDENTS

Nadine Ribault

Éditions Le mot et le reste

5 septembre 2019

« L’amour ardent est toujours un instrument de résistance »

S.T. – Nadine Ribault, je vous remercie infiniment d’avoir accepté cet échange avec moi et d’y consacrer un peu de votre temps. Votre roman est mon premier gros coup de cœur de cette rentrée de septembre. De prime abord, j’ai été tentée par l’époque, le XIème siècle, et le lieu, les Flandres Maritimes, et par le titre, Les Ardents, que je trouve riche et beau, propre à éveiller l’imagination, évocateur. Si on comprend, en le lisant, qu’il s’agit concrètement des malades de l’ergotisme, on saisit très bien aussi que « l’ardeur » n’atteint pas seulement les gens qui souffrent de cette terrible maladie, mais tous les personnages qui, à Gisphild, luttent pour leur liberté. C’est un livre de passions brûlantes, que ce soit la passion du pouvoir, celle de l’amour et de l’amitié, celle de la vie, et celle de la révolte, et enfin celle de la résistance.

N.R. – Il s’agissait pour moi d’écrire un roman qui se passe au Moyen Âge parce que c’est une époque qui m’a fascinée et me fascine encore. Il a existé, à Wierre-Effroi, un village près de Boulogne-sur-Mer, une femme qui fut choisie par un seigneur des Flandres Maritimes, emmenée dans cette région austère et sauvage, haïe par la mère de son époux pour ses origines manifestement romaines et martyrisée. À Gistel, en Belgique, le catholicisme, afin de s’implanter plus solidement, a récupéré l’histoire païenne, comme en de nombreux lieux à cette époque-là, a fait de Godeleine une sainte et continue de lui rendre un culte. J’ai commencé l’écriture de ce roman il y a quinze ans et je l’ai repris et repris encore. Le Moyen âge auquel je prétends n’est peut-être pas historiquement juste, mais pour autant il n’est pas « exotique » car je me suis alimentée de nombreux ouvrages historiques. C’est le Moyen Âge des formules lapidaires et poétiques, cruel et sanguinaire. Époque de légendes, de chevalerie, de magie, de merveilleux, de sorcellerie, un destin s’y révèle, désespéré. Un héros y est aux prises avec les gigantesques notions d’honneur, de courage, de liberté et de défense des opprimés. L’amour y est un instrument de résistance. L’amour ardent est toujours un instrument de résistance. S’accompagnant d’un refus radical du monde tel qu’il est, le feu brûlant auquel parviennent certaines amours les conduit à un acte vertigineux. La révolte, c’est un détour à prendre. Il faut sortir du cercle tracé. Pénétrer la forêt. J’avais en moi, en écrivant Les Ardents, ces univers dont je me nourris depuis longtemps : celui des premiers romantiques allemands, celui des préraphaélites, celui du théâtre nô japonais, celui de l’Anthologie de l’amour sublime de Benjamin Perret. C’est ainsi que je mène un voyage imaginaire et que je m’évade d’un monde industriel que je ne supporte pas et dont les absolus penseurs que sont George Orwell, Élisée Reclus, Aimé Césaire, William Morris, Jaime Semprun, René Riesel, Theodor Kaczynski ont déjà critiqué les méfaits sur le paysage, la raison humaine, l’imaginaire, l’amour, la libre pensée. Arthur Rimbaud dénonçait, en 1871, le Siècle d’enfer qui ornait de poteaux télégraphiques les omoplates magnifiques du poète. Dans Les Ardents, la cruelle maîtresse de Gisphild, Isentraud, fait couper les arbres, assécher les marais, ouvrir des chemins praticables comme elle fait trancher les pieds et les mains des prisonniers. Son goût du pouvoir est une perversion, une divagation, un délire narcissique.

S.T. – Le cœur du roman, c’est l’hiver et il m’a semblé que cet hiver était un peu comme une extinction, la fin de quelque chose, une « remise à plat », un temps de régénération, un temps dans lequel surviennent des mutations. Vous avez choisi une fin qui, telle une apocalypse (page 205 de « Un chagrin immense » à « finirent dans les tourbières »), nous dévoile Abrielle étendue, une fleur à la main, songeant à son amour, Bruny, une fin douce amère, mais finalement ouverte. Parlez-moi du choix de cette fin et de ce que ce livre contient de si contemporain dans cette notion de résistance.

N.R. – C’est ce dont parle Eugène Delacroix dans son Journal : »L’homme domine la Nature et en est dominé. Il est le seul qui non seulement lui résiste mais en surmonte les lois, et qui étende son empire par sa volonté et son activité /…/. Tout ce qu’il édifie est éphémère comme lui : le temps renverse les édifices /…/ et jusqu’au nom des nations. Où est Carthage, où est Ninive ? »

Où est Gisphild ? Plusieurs personnes m’ont effectivement dit que la fin du roman leur semblait « ouverte », mais si c’est une « apocalypse », elle ne peut être suivie que d’un enténèbrement définitif. Cependant, un lecteur trouve librement son chemin dans un livre. À mes yeux, la destruction, à la fin des Ardents, est voulue, provoquée, manipulée, dans un désir fou d’éviter la « contamination », par Abrielle, la Grande Amoureuse, la Magicienne. Elle donne à son amour la direction : détruire le tyran, en ne se refusant aucun des moyens qui permettront d’arriver à cette fin, en n’évitant aucune des conséquences tragiques que cela pourra entraîner ; car détruire le tyran, c’est prendre le risque de se détruire dans la lutte. Résister, hier comme aujourd’hui, c’est passer à l’action, ou bien l’on reste dans la chansonnette de l’indignation, la crétinerie de la résilience, la théorie intellectualiste, le doux espoir (dont Kafka disait qu’il était partout sauf pour nous) et l’impossible changement. L’hiver, au cœur des Ardents, craquant de gel et de froid enneigé, figure le tournant : la limite est dépassée. On bascule dans le froid polaire qui efface les contours, annule les formes, engloutit les mouvements et pétrifie la vie. Il y a toujours un point de non-retour, un moment où l’être humain ne peut plus accepter ce qu’on lui fait endurer, ne peut plus supporter les frontières, les dominations, l’esclavagisme,les discriminations et les interdictions qui, s’accompagnant des usuelles, mais toujours plus extrêmes conditions de répression qu’impose le capitalisme, limitent intolérablement sa liberté. Et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. On ne peut dénoncer Donald Trump et Vladimir Poutine sans ouvrir les yeux sur la montée des fascismes qui survient en Europe. C’est cette même graine pourrie, dont l’ergotisme est un symbole, qui fermente, dans les corps et les esprits des Ardents. Le cœur et l’âme alors, uniques espaces de résistance où puisse se replier l’être avant l’attaque, fomentent la révolte et réinventent l’amour. Pas de pêche plus miraculeuse que celle qui consiste à anéantir l’action des êtres du néant qui allient une main de crime glacial à un gant tortionnaire.

J’ai été une lectrice des romans noirs, dont Annie Le Brun a précisément défini les contours philosophiques. Les Ardents, ce n’est pas un roman noir, quelle que soit toute l’admiration que je porte au Melmoth ou l’homme errant de Charles Robert à Maturin. Les Ardents, c’est un roman blanc. La blancheur de l’illumination fulgurante qui survient quand l’être n’accepte plus qu’on le soumette. C’est un roman anti-nihiliste. Quelle que soit la détresse qu’il crie, c’est un roman positif, non pas optimiste, mais positif. Le positif de la vie, du jeu, de la joie, de la lutte et du merveilleux. Il passe par les lèvres d’Inis le chevrier qui dédie son temps à la découverte de ce qu’il ne voit pas ; par les lèvres d’Abrielle qui déclare avoir connu le plus bel amour qui se pouvait concevoir ; par l’émerveillement du chevalier, Bruny, à la découverte d’une femme unique qui lui ouvre les portes sur cette salle du trésor qu’est l’amour ardent ; par les lèvres de Goda qui nourrit la vie et abhorre la mort.

Nadine, je vous remercie du temps passé à cet échange durant lequel nous avons croisé nos voix et nos perceptions sur ce texte qui restera ancré dans ma mémoire, une lecture intense. Cette conversation fut pour moi très enrichissante tant sur votre livre qu’humainement.  Merci encore !

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