« La route de Lafayette » – James Kelman – Métailié/ Bibliothèque écossaise, traduit par Céline Schwaller

« Il était cinq heures et demie du matin quand son père le réveilla. Murdo resta au lit cinq minutes de plus. Il devait réfléchir à beaucoup de choses. Mais c’était tout, réfléchir; il avait bouclé ses bagages la veille. Il ne tarda pas à se lever pour descendre prendre son petit-déjeuner. Papa avait terminé le sien et procédait aux dernières vérifications des interrupteurs électriques, robinets de gaz, robinets d’eau et poignées de fenêtres. Dans deux heures les gens iraient à l’école. Murdo et son père allaient en Amérique. »

Voici un livre que j’ai aimé de plus en plus au fil des pages. C’est un livre au rythme lent et qui se déroule en fait dans la tête et par la voix du jeune personnage Murdo, adolescent de 16 ans qui vient de perdre sa mère à la suite d’un cancer. Il a aussi perdu sa grande sœur Eilidh de la même maladie, quelques années plus tôt. Et dans le cœur de Murdo, dans son esprit, il y a un chagrin incommensurable que seule la musique console. Car Murdo est musicien, accordéoniste assez doué. C’est là sa seule joie, sa seule consolation. Car s’il a son père, celui ci est assez mutique, il passe son temps plongé dans des livres et sur lui aussi pèsent la perte et la solitude.

Le livre commence au départ d’Écosse vers l’Amérique du père et du fils. Un oncle et une tante vivent en Alabama et les reçoivent chez eux pour deux semaines de vacances. C’est donc Murdo qui relate ce long chemin, ces embûches pour ces deux âmes en peine peu habitués à quitter leur coin isolé d’Écosse.  Arrivé aux USA non sans peine, Murdo en se promenant en ville rencontrera un groupe de musiciens qui jouent du zydeco et ils l’inviteront à un grand festival qui se déroule en Louisiane. C’est alors que ce séjour un peu morne prendra des airs d’aventure pour le jeune garçon.

La rencontre musicale de Murdo avec Sarah Edna et Queen Monzee-ay:

« Montre-moi montre-moi. Elle aurait aussi bien pu le crier. mais c’était chouette et il se lança, utilisant un truc sur lequel il avait travaillé quelque temps plus tôt. Il le connaissait sur le bout des doigts et pouvait en faire ce qu’il voulait, ajoutant quelques fioritures à cette nouvelle façon de jouer. C’était bien, il le savait. Queen Monzee-ay était concentrée sur la façon dont il jouait, ne lui adressant que de brefs sourires. Elle s’approcha de lui et rit, C’est toi les croûtons mon garçon![…]

Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour faire une pause Sarah et elles lui firent des révérences amusantes et lui-même s’inclina de manière ridicule. Queen Monzee-ay demanda, Depuis combien de temps est-ce-que tu joues de l’accordéon, Murdo ? »

Sur scène, Queen Monzee-ay chante un titre de Clifton Chenier qui fut le premier à utiliser l’accordéon pour jouer du blues.

Je veux dire à quel point l’auteur parvient à nous rendre vivant, authentique, touchant ce jeune Murdo qui sans cesse gamberge -l’écriture réussit à la perfection à rendre ses ruminations, ses pensées obsessionnelles -, et c’est un garçon foncièrement gentil (non, ce n’est pas un gros mot ), sans violence mais avec en lui un sentiment profond d’injustice pour la mort si jeune de sa sœur qu’il adorait et pour celle de sa mère qui manifestement faisait le lien entre lui et son père. La relation avec le père est faite de non-dits, parfois on a le sentiment d’une tension très forte, mais ça retombe toujours, pas un mot plus haut que l’autre, pas d’éclat, mais alors reste quelque chose , une incompréhension, une crainte de Murdo du jugement de son père. 

Murdo parle de sa sœur à tante Maureen, totalement bouleversant:

« C’est pas des souvenirs, elle est là, c’est tout. Murdo jeta un coup d’œil aux autres femmes. Elles écoutaient.T’entends ça dans les chansons. Je serai toujours avec toi, et c’est vrai. Eilidh est toujours avec moi. C’était ma grande sœur et c’est toujours ma grande sœur et ça me fait pleurer quand j’y pense. Je le sais. Murdo haussa les épaules. C’est plus fort que moi. J’arrive pas à m’en empêcher et je m’en fiche. Si elle avait pas été là quand maman est morte je sais pas ce qui se serait passé. C’est Eilidh qui m’a aidé à tenir le coup. Murdo secoua la tête et garda les yeux fixés sur le tapis. Je me fiche de Dieu et de  Jésus et de tous ces trucs-là, je suis désolé, les gens disent qu’elle est partie et qu’elle est avec Jésus, je suis désolé mais c’est pas vrai, elle est avec moi. Elle a vécu sa vie. C’est la seule qu’elle a eue. Ma grande sœur, c’était une fille super et une vraie personne. C’est ma grande sœur, voilà qui c’est. »

Je veux louer le style, l’écriture très particulière de James Kelman, le mode narratif choisi pour cette histoire triste mais qui rayonne pourtant de la personnalité si attachante de Murdo. On l’aime ce garçon, on a envie en fait de le consoler. Il ne juge jamais, il observe et a des idées parfois bien arrêtées, mais reste curieux en particulier en regardant, écoutant la petite communauté pieuse autour de l’oncle et de la tante – ce qui donne à l’auteur l’occasion d’une « étude » de cette société semi-rurale ou plutôt  semi-urbaine. La tante Maureen, qu’il va adorer, saura lui prodiguer les gestes tendres et consolateurs, les signes d’affection dont il est privé. Vraiment Murdo m’a beaucoup émue. Tout va s’éclairer dans sa vie quand il suivra la route de Lafayette en douce et retrouvera ses amis, quand il montera sur scène avec la reine du zydeco Queen Monzee-ay et ses musiciens. Quand il sera discrètement amoureux de la jolie Sarah.

Queen Ida, la première femme accordéoniste à diriger un groupe de zydeco, le Bon Temps Zydeco Band

Murdo découvre le festival de Lafayette

« Les gens engloutissaient des plats à emporter et buvaient de la bière. Partout où tu regardais. Des hamburgers et d’autres trucs. Il avait besoin de manger. […] Les gens dansaient dans la rue, vivement éclairée dans le noir. Il y avait de tout. Les types portaient des chapeaux de cow-boys, des gilets et des jeans. Les femmes portaient n’importe quoi, shorts et jupes courtes; sandales, bottes de cow-boy de couleurs vives, talons hauts, jupes longues, jeans, n’importe quoi. Plein de jeunes partout. »

 

La fin est belle pour ce roman si particulier dans son écriture, dans la façon lancinante de faire s’exprimer Murdo – c’est ce qui en fait vraiment sa personnalité, son originalité – et Murdo est inoubliable. La joie de Murdo passe par son accordéon, par la musique qui lui permet mieux que tout autre moyen d’exprimer tout ce qu’il retient en lui. Quand il reçoit en cadeau l’accordéon turquoise :

« Murdo s’assit sur la chaise avec l’étui sur les genoux et 

l’ouvrit.

Le turquoise se trouvait à l’intérieur. C’était le turquoise. Murdo le regarda en fronçant les sourcils, le turquoise. Ils avaient oublié de le changer. […] C’est pas le bon accordéon, dit Murdo.

Quoi ?

C’est pas le bon. Murdo secoua la tête et s’apprêta à le sortir, mais le laissa à l’intérieur. Joel avait dû voir celui qu’il avait acheté chez le prêteur sur gages en ouvrant l’étui. C’était son étui, alors quand Joel l’avait ouvert il avait forcément vu l’accordéon. Il avait dû le sortir pour mettre le turquoise à la place. Il l’avait donc sorti, puis il avait mis l’autre, le turquoise. Murdo le regardait fixement. Il regarda papa. Papa, dit-il, ils me l’ont donné. Papa…

Quoi ?

Papa. Murdo se mit à pleurer.

Papa se pencha sur lui.

Murdo ferma résolument les yeux pour tenter d’arrêter les larmes mais il n’y arrivait pas, n’arrivait pas à arrêter de chialer. Je suis en train de chialer, dit-il. Je suis en train de chialer papa je chiale tout le temps. »

Et je vous laisse le plaisir de lire la suite de cet extrait en lisant ce très beau roman.

Un livre puissamment émouvant.

2 réflexions au sujet de « « La route de Lafayette » – James Kelman – Métailié/ Bibliothèque écossaise, traduit par Céline Schwaller »

  1. Outre qu’au Scrabble, c’est le gage d’un bon score, je suis épatée d’apprendre grâce à toi et à Murdo l’existence chaleureuse et enjouée du zydeco (à noter que le correcteur orthographique ne semble pas connaître non plus, vu qu’il l’a orné d’une belle vaguelette rouge !) …
    Merci pour ces chouettes vidéos ! Et pour cette belle chronique …

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    • Chère marie, ton attention, ta fidélité et surtout ta pertinence sont douces à mon cœur !!! 🙂
      Très beau livre, écriture originale et oui !!! le zydeco au scrabble, c’est le bonus ! Hormis ça, le personnage de Murdo est tellement attachant…J’ai découvert, moi aussi, cette musique-là en cherchant des images.

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