« C’était il y a fort longtemps dans l’histoire des Anishinaabe, le nom que nous nous donnons à nous- mêmes. Vous connaissez sans doute les Ojibwés ou les Chippewas. Mais, comme le petit nom par lequel on appelle quelqu’un au sein de la famille, Anishinaabe est le terme que nous employons entre nous. C’était il y a fort longtemps, avant Cherry City, avant l’arrivée du premier étranger, peu après que l’Homme originel fut déposé sur terre pour nommer toutes choses et démarrer notre histoire. »
Ainsi commence ce roman qui plus que me séduire totalement m’a intriguée, et je l’ai lu jusqu’au bout pour plusieurs raisons, dont la qualité de l’écriture n’est pas la moindre. Sorrentino est brillant, son style et sa façon de penser sont brillants, la construction est maline et pousse à continuer, parce qu’on se demande où tout ça va nous mener, cependant je ne parlerai pas de suspense qui fait tourner les pages, plutôt de curiosité et de suite dans les idées. Là réside l’intérêt de la lecture parce qu’au fond l’intrigue, qui n’intervient réellement qu’à la fin – oui, je sais, c’est bizarre – est plutôt un prétexte à autre chose qu’un suspense, à savoir l’amplitude que prend le mensonge dans les vies des personnages principaux, vers quoi se dirige leur vie prise dans ce cercle infernal du mensonge. J’ai aimé l’ironie qui domine le ton général, l’auteur, on le sent, raille ses personnages en fuite perpétuelle devant la réalité qui va finir par leur sauter à la gorge comme un chien féroce.
Mon bémol serait qu’il y a une tendance au bavardage et que peut-être le livre aurait gagné en puissance grâce à une bonne cinquantaine de pages en moins, c’est mon avis de lectrice. Mais en même temps, ce bavardage est caractéristique de ces personnages qui tentent de « noyer le poisson » dans toutes leurs considérations sur la vie, le temps, les autres…et qui finalement se noient, eux.
Mon intérêt a persisté grâce aux critiques ironiques énoncées ou sous-jacentes, de la violence sous des airs badins mais acides, déroutant portrait d’un milieu – écrivain, éditeur, journaliste – . Je n’ai pas lu le précédent roman de Sorrentino, mais la presse en disait « tableau post-moderne du XXème siècle », ça irait assez bien à celui-ci aussi, un jeu de dupes en tous cas, c’est certain. Pour moi, je dirais un roman anthropologique, ethnographique, sociologique aussi peut-être…
Les deux personnages les plus présents donc: Alexander Mulligan, écrivain new-yorkais en panne et qui cherche vaguement à retrouver la route de l’écriture en s’installant dans cette petite ville du Michigan, mais aussi à s’écarter de Rae, son ex-épouse et de ses enfants, à tenter d’oublier Susannah et leur relation sexuelle intense voire intensive qui a pris fin parce que…non, ça je ne le dis pas.
Le genre de passages qui m’ont fait jubiler
« Même les histoires d’amour avortées génèrent leur lot interminable de confessions sur l’oreiller, ce sourd bourdonnement autobiographique. Dans mon insatiable fascination, j’écoutais. Est-ce que je comprenais tout ? Je comprenais ce que Susannah voulait que je comprenne. Et, comme d’habitude, j’imaginais le reste tout seul, remplissant les crevasses entre les histoires disjointes qu’elle m’offrait avec toute la ressource d’un écrivain professionnel. Susannah fut d’ailleurs mon unique projet pendant des mois. »
Kat Danhoff, journaliste opportuniste, plutôt prête à tout pour parvenir à ses fins.
« Alors comme ça, vous êtes un écrivain reclus, dit-elle. Comme l’autre, là, son nom m’échappe. »
Son nom à elle était Kat. Elle faisait en effet très élégante, assise en face de moi, et loin de ce chic provincial qui parfois donne même aux gens des enclaves les plus huppées l’air de descendre d’un chariot à foin quand ils sortent de l’avion à JFK ou à Heathrow. Raison de plus pour ne pas la laisser s’en tirer en feignant l’ignorance avec désinvolture.
-Qui ça ? demandai-je
-Thomas Pynchon, finit-elle par dire. «
Enfin il y a Salteau. C’est lui qui conte à la bibliothèque devant un public assez régulier, des contes indiens ( sauf quand ils sont yorubas, mais ça il est le seul à le savoir ou presque…). Salteau, Saltino ? Il est le fil conducteur de l’intrigue, un indien, des indiens, un casino, de l’argent détourné, un crime…Et si Salteau raconte des histoires, il n’est pas le seul.
Difficile d’en dire plus; me restent de cette lecture deux personnages qu’on observe avec curiosité plus qu’on les aime; l’auteur ne veut pas qu’on les aime, ils ont des tonnes de gros défauts, de la perversion, de la fatuité, des égos énormes, une aptitude au mensonge surdimensionnée, ça m’a beaucoup plu parce que finalement ils perdent à ce jeu, tous les deux et j’ai souvent ri de l’humour discret et grinçant de l’auteur; le récit que nous a fait Sandy de sa vie sentimentale est une imposture complète. Il a beau nous citer Saint Augustin, ça ne le rachète de rien ! Et je ne suis même pas certaine que ça lui ait servi de leçon !
Bon. Certes ce livre a des défauts – sa longueur et des redondances qui alourdissent la lecture – , mais quand même il faut reconnaître une écriture vraiment remarquable et un ton cynique que j’ai beaucoup aimés, un sujet qui est plus un prétexte à l’exercice de style qu’une réelle intrigue qui d’ailleurs ne m’a pas retenue. Par contre, ce genre de passages oui :
« Dylan Fecker m’a dit au téléphone:
» Une bibli pour enfants ? Si tu veux mon avis, c’est juste que tu as besoin de sortir un peu plus. Il a besoin de sortir. » Je suis écrivain, et Dylan est mon agent. À ses yeux, une vie sociale paniquée est l’unique indicateur d’une bonne santé mentale. Il trouve du réconfort dans le chaos. Seul son téléphone sait ce qu’il est censé faire de ses journées. Sans lui, il pourrait aussi bien mourir de faim, de froid ou errer sans but dans les transports en commun. »
Je dois l’attaquer sous peu.
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Je ne suis pas certaine qu’il te plaise, mais personnellement, si ce n’est pas un coup de cœur, j’ai bien aimé le but de ce livre, qui est plus un noir qu’un policier, qui au fond est juste un roman sur le mensonge et ceux qui s’en racontent, les menteurs de tous genres ( là, écrivain, journaliste…)…En tous cas, écriture remarquable à mon goût, juste un poil trop étalé. Tu avais lu « Transes « ?
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Aparté : je trouve la photo de couverture superbe ; elle donne l’envie (la pulsion ?) de posséder ce livre, de posséder cette route, et de s’approprier cet horizon à écrire …
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Important le visuel, et je suis d’accord avec toi sur celui-ci.
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