« Le gang des rêves » – Luca Di Fulvio – Slatkine & Cie, traduit de l’italien par Elsa Damien

gangCe beau pavé pourrait bien être celui de votre été. À lire dans un hamac ou sur une méridienne plutôt que sur la plage. Un peu plus d’un kilo et 716 pages ! Du lourd. Et j’ai vu un film en tournant ces pages ( de fait, il y aura une adaptation au cinéma ). 

Du départ depuis le port de Naples en 1909, à Ellis Island, embarquement avec Cetta, une gamine de 15 ans, un bébé blond pendu à son jeune sein brun, pleurant sur sa pauvre couche au fond du bateau.

Comment vous parler de cette lecture ? Pas si simple. Commençant dans l’Aspromonte (Calabre) en 1906, pour terminer en 1929 au New Amsterdam Theater, à Manhattan, accompagnée par Cetta, Christmas, Sal, Cyril, Ruth et tant d’autres, j’ai vu un film, une grande fresque sociale et historique explosant de vie. J’ai assisté à la gestation en cours de New York City dans son brassage difficile et violent, avec ses gangs et parmi eux les Diamond Dogs, un bien drôle de gang. J’ai entendu les débuts de la radio, le cinéma devenir parlant et sa variante immonde envahir les studios à Hollywood, j’ai marché dans les rues de Manhattan et croisé dans les rues du Lower East Side tous les genres humains imaginables, gosses des rues, petits et grands truands, honnêtes et pauvres commerçants, sans oublier les putains. Bref, j’ai croisé ici la faune des quartiers interlopes, là où la vie est dure, mais où on a la rage de vivre, encore, par tous les moyens.

martinIl serait stupide d’essayer de résumer quoi que ce soit, stupide de raconter, mais je peux par contre vous dire ce que j’ai aimé dans ce grand roman populaire. Populaire au sens que je donne à ce très joli mot. Un livre pour un très large public, un livre qu’on ne peut pas lâcher, parce que ça avance dans une sorte de flux qui pulse comme le sang dans les veines, ça palpite, ça vibre, ça hurle, ça rit. L’auteur mêle des destins humains à l’histoire de la ville avec brio, verve, et nervosité. Et puis, comble du bonheur pour moi, notre jeune héros, Christmas  – « un nom de nègre ! » –  a lu, aimé, pris comme compagnon tapi dans son cœur Martin Eden, cet alter ego de Jack London, Martin Eden tapi dans mon cœur, à moi aussi.

Le point commun important entre plusieurs personnages ( Cetta, Ruth, Bill, Joey…): des enfances malmenées, en friche, en vrac, comme vous voulez, mais ce sont soit des « malades » en rémission, en quête de guérison ou de rédemption, soit en chute libre directe vers l’enfer, drogue, crimes en tous genres, folie. 

Cetta, donc, 15 ans, violée par un ami du maître de ses parents, pauvres paysans (serfs, on peut encore le dire pour ce XXème siècle naissant dans cette pauvre Calabre ), débarque avec son nouveau-né Natale à Ellis Island. Fille violée, elle est donc pour ce temps et dans son esprit une putain. À à peine 16 ans, au bordel:

« L’homme sur le pas de la porte fixa son décolleté plongeant, et il sourit en plissant les yeux: « C’est justement toi que je cherchais, poupée ! » dit-il en lui palpant les fesses. C’était un petit gros qui puait l’eau de Cologne. »Je t’ai amené des bonbons, vilaine petite fille! »

Et il voulait toujours faire des jeux dégoûtants. »

Natale devient Christmas sous le crayon du fonctionnaire américain qui « trie » les arrivants  – comme on trie les graines, les bonnes et les mauvaises – et délivre le papier tant attendu, celui qui doit permettre à ces survivants de l’exil de tenter leur chance dans ce Nouveau Monde. Les débuts de Cetta dans sa vie de femme sont d’une brutalité sans nom, mais son combat sera de faire de son fils un Américain ( lui aux yeux de charbon a hérité sa mèche blonde de son père violeur), car Christmas, lui, veut avant tout « être américain ». Le destin de Ruth n’est pas plus enviable que celui de Cetta, mais que voici de beaux portraits de femmes combatives, courageuses et droites.

NewYorkCityHesterStreet1903Pourquoi voit-on un film en tournant ces pages ? Parce que l’écriture est précise mais sans tout dire, parce que les dialogues sont épatants, l’argot et les blagues sonnent très juste, parce que les personnages surtout sont si attachants ( comme j’aime Sal !), finement dessinés, souvent ambigus, et ils s’impriment sur notre rétine ( pour l’instant, on leur donne le visage qu’on veut; pour moi, je n’ai pu coller un acteur de ma connaissance sur aucun ). Et puis il y a ce décor, ce Lower East Side, sa faune perdue, éperdue, tout ce peuple de la rue, cette misère qui rame à vivre, mais qui sait rire, et danser et chanter… et cogner aussi. Tout y est :  les rues, les costumes, en particulier ceux des truands (oh ! les costards en satin violet ! ), les automobiles et la bande-son; « Funny Face » fait un tabac avec Fred et Adele Astaire, le ragtime et les comédies musicales, Irving Berlin et George Gershwin, puis Duke Ellington…

« Après Fred Astaire – dont la venue eut un écho extraordinaire, y compris dans les journaux – , ce fut au tour de Duke Elligton d’être « enlevé ». Pendant l’émission, avant de se produire gratuitement, il s’exclama: »Mais c’est que je l’aime bien, cette CKC, à part la corvée du capuchon ! Ici on laisse même entrer les nègres, c’est pas comme au Cotton Club. J’en ai deux assis juste à côté de moi ! »

Voici un vrai roman, bien romanesque –  oui, car à mon avis certains romans ne sont pas romanesques – . Au moment où vous sentez le miel des sentiments tendres, où vous entendez les violons, où brillent les yeux enamourés d’une femme qui va recevoir un baiser… « crac » – le même « crac » que celui qu’entend Ruth dans sa tête – l’auteur, en grand maître des émotions en montagnes russes, envoie le grain de sable – voire plus gros ! –  qui détraque les rouages et ramène à la réalité, celle de la violence quotidienne, celle des malfaisants et du mal de vivre, la réalité de la rue, où ce qui est autorisé et ne l’est pas est plus que flou. Il y a donc aussi, dans ce beau roman, des scènes très violentes. Cette ville est violente, ces descendants d’esclaves noirs, ces Italiens, Juifs, Irlandais, Polonais arrivés par bateau dans le port de New York, tous ces gens chassés de leur terre par la misère, tous sont à la même enseigne: « struggle for life ». Et c’est violent. Et c’est formidable aussi pour le lecteur, croyez-moi !.

224cb0bb5219bae52154327a1901eaa7Vous croiserez le grand Sal aux mains toujours noires – vraiment je l’aime celui-ci -, le terrifiant et dément Punisher, le gentil Santo, le bougon Cyril, et une merveilleuse galerie de portraits plus vrais que nature, d’hommes, de femmes, de marmots insolents. Mais tout est bien plus subtil que cette ellipse, bien sûr.

Vous assisterez à des scènes de rue formidables, aux débuts de Fred Astaire avec sa sœur Adele, à l’intimité de John Barrymore, à l’installation acrobatique d’une extraordinaire radio clandestine dans un chapitre avec dialogues de choix et bonne humeur et en plus visuellement, tout ça est splendide ! Vous serez touchés par une grande histoire d’amour, vous verrez naître de grands talents et serez emportés dans un flot d’histoires de vie, d’amour, de haine et de souffrance, mais aussi d’espoir.

Un roman qui coule comme un fleuve turbulent, parfois trouble et parfois limpide, facile à lire et intelligent parce qu’il ne tombe jamais dans la mièvrerie. Ce diable de romancier possède l’art accompli de stopper la chute dans le sucre au dernier moment pour plonger son lecteur stupéfié dans le sang, le sexe, le sordide ou le brutal.

remingtonUne belle lecture, sans temps mort, captivante, dépaysante. Bien que très occupée en ce moment, j’ai refusé qu’on me dérange quand je me carrais dans mon fauteuil avec ce bouquin dans les mains.

« Le sens : voila ce qu’il avait cherché. Donner un sens à la vie, la rendre moins arbitraire. C’était ça, la perfection, non pas le succès, la réussite, le couronnement d’un rêve ou d’une ambition :  c’était le sens. Ainsi, dans son histoire, même les méchants trouvaient un sens à leur vie, en tous cas ils lui en donnaient un. Et chaque vie était reliée à celle des autres, comme des fils qui se croisaient et se recroisaient et finissaient par dessiner une toile d’araignée – un dessin bien réel, sans rien d’abstrait. Il n’y avait ni pathos, ni ironie, que du sentiment. »

Enfin voici pour vous l’occasion de découvrir si ce n’est déjà fait les éditions Slatkine & Cie.

19 réflexions au sujet de « « Le gang des rêves » – Luca Di Fulvio – Slatkine & Cie, traduit de l’italien par Elsa Damien »

  1. Ah, il y a tout ce que j’aime dans ce roman ! Un vrai roman romanesque, ça me plait. Je ne connais pas cet auteur et si je n’avais déjà plusieurs pavés à mon programme estival, j’aurais même passé commande. Là je le note bien précieusement.

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    • Franchement, c’est chouette, ce livre, et en fait ça se lit vite, la mise en page n’est pas trop dense, et puis, on n’arrive pas à s’arrêter; moi qui suis un peu en panne en ce moment, j’ai passé un super moment de lecture. Je ne connaissais pas non plus l’auteur,qui est dramaturge, ce qui explique l’écriture un peu scénaristique, et qui rend l’effet cinéma. Super bouquin

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  2. Je note précieusement. Je n’ai pas l’habitude de lire des pavés mais là, avec ton chouette billet, c’est difficile de résister ! Un tourbillon dans lequel je me laisserais bien emporter…

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    • Ce livre, on en parle partout, il est le coup de coeur de nombreux libraires, on en parle à la télé – ce qui n’est pas forcément gage de qualité, on le sait, mais là… -, et je crois surtout qu’il va tracer sa route grâce aux lecteurs. D’ailleurs, au fond, c’est toujours je crois le lecteur assidu qui fait e renom d’un livre.

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  3. Tu en parles si bien de ce roman! J’aime énormément les histoires qui parlent de ces immigrés qui laissaient tout derrière pour les USA. New York est si aseptisée maintenant que ce roman doit nous aller jusqu’aux tripes. Sur ma liste.

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    • Livre magnifique … Mon préféré de cet auteur … Le plus réaliste … Celui qui fait pleurer et rire … Celui où on s’identifie où on se sent être ou connaître soit l’un ou l’autre des personnages !!!
      Je l’ai lu comme si je regardais un film … Je recommande pour ceux qui ont encore confiance en l’être humain ….

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  4. Je suis en train de lire ce roman et tout à coup, la page 417 succède à la 384 !!!! Misère !!! Je cherche sur le net si ce malheur est arrivé à d’autres mais ne trouve rien…

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