« Pas même le bruit d’un fleuve » – Hélène Dorion – éditions Le mot et le reste

couv_livre_3270« Vivre, c’est suivre les traces de l’enfant qu’on a été.

À cette hauteur du fleuve, l’horizon est sans rivage. On peut dire la mer. Ici, les tempêtes nous dérobent le ciel, et parfois même nos rêves.

Comme des arbres, dont les branches sont d’inextricables enchevêtrements, poussent en emprisonnant d’autres arbres, chaque histoire se fraie un chemin entre la vie et la mort. On n’en devine jamais toutes les racines et les points de vacillement qui font qu’elle casse. Ou bien elle ne casse pas et se rapproche des étoiles qui l’éclairent légèrement. Nous ne sommes pas très différents de ces forêts clairsemées d’arbres hauts semblables à des amas d’ossements qui défient le ciel, mais peuvent d’un moment à l’autre se disloquer.

640px-EtangCastorNos racines courent sous le sol, invisibles, impossibles à déterrer toutes. on peut essayer d’en arracher une, espérer qu’elle nous mènera vers une autre qu’on pourra dégager, elle aussi, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on perçoive un sens à cette histoire qu’on appelle notre vie. »

J’ai volontairement choisi ce début assez long pour entamer ma chronique, car ce début est si juste, si clair dans ce qu’il dit, qu’il résume parfaitement le sujet de ce roman extrêmement poétique; il contient en germe tout le sujet, la beauté de l’écriture et l’intense mélancolie, voire la tristesse du propos.

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Kamouraska

Je dois le dire, cette lecture n’a pas été simple pour moi, côté émotions. J’ai écrit il y a quelques années un article sur les romans qui abordent le thème de la relation mère/fille et c’est précisément selon moi ici le cœur du sujet: la filiation, mais aussi la façon d’être mère de ou fille de.

« J’aurais aimé marcher aux côtés de ma mère, qu’elle prenne ma main dans la sienne et que je puisse sentir l’épaisseur du temps qui pénètre d’une génération à l’autre , d’une femme à l’autre, je me serais appuyée sur sa vie pour construire la mienne. Mais Simone est une mère lointaine et je suis une fille étrangère. »

Selon les conditions, et oui, les strates, comme ici comparées aux racines profondes des arbres, les strates si on les explore, révèlent parfois des choses enfouies. Alors selon le cas ça réconforte ou au contraire, c’est douloureux.

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Hanna est la fille de Simone, qui fut une mère silencieuse, peu présente, peu attachante pour moi lectrice. Pourtant au cours des chapitres, ce sentiment va évoluer, mais en tous cas Hanna a manqué de mère. Portrait:

« Simone avait plusieurs visages. Le premier, triste et ténébreux, celui des bords de mer et des crépuscules, le deuxième coléreux, celui des corvées ménagères et de l’existence matérielle, le troisième, radieux, celui de l’apéro et des soirées bien arrosées entre amis, celui aussi des voyages avec son amie Charlotte ou avec sa sœur Agathe, quand elle se laissait porter loin de sa réalité -Malaga, Grenade, Lisbonne, Faro-, elle en rapportait de la force, des fous rires et des éclaircies pour le cœur. »

Quand Simone va décéder, Hannah va retrouver son histoire à travers des carnets, des photographies et des coupure de presse conservés dans les effets de sa mère. L’histoire va ainsi remonter en 1914, au naufrage de l’Empress of Ireland. Ce sera un chemin dans la mémoire familiale profondément enfouie, et qui va resurgir de ces documents.

« Allongée sur le dos, les bras en croix, ouverts comme des voiles à la surface de l’eau, la tête immergée, Simone n’entend plus que le bruit sourd du monde .C’est le son des souvenirs, des voiles déchirées, des mâts cassés, les vagues trop hautes qui broient les navires. Elle se met à réciter spontanément un poème qu’elle a recopié dans un cahier :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas moins un gouffre moins amer. »

Il y est question du premier amour de sa mère et ainsi Hanna va retisser la trame des vies de trois générations de femmes, marquées par le deuil, la perte, le renoncement, et le fleuve, le grand Saint Laurent qui charrie imperturbablement des histoires de vie et de mort, d’amour et de désamour. Mais enfin Hanna retrouvera et surtout comprendra sa mère, même si sa douleur reste intacte. C’est ainsi que « naît » Hanna à l’écriture, la seule voie pour elle pour dire ses troubles.

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La nature est ici omniprésente, l’eau et les arbres, leur force et leur capacité à résister, une puissante métaphore de la vie qui malgré les naufrages continue à se perpétuer.

Beau livre, infiniment poétique, dans lequel le portrait de Simone domine par son caractère froid, mutique et finalement plus triste que déplaisant. On finit par l’adopter. Et on est tout de même bouleversé quand on apprend toute l’histoire de Simone, et celle d’Hanna qui contre sa volonté en est imprégnée. Savoir enfin le pourquoi sur Simone sera pour sa fille non pas une consolation, mais un chemin vers la compréhension et le pardon.

J’ai découvert par cette occasion l’histoire de ce naufrage dû à une collision avec un autre bateau. L’Empress of Ireland, paquebot canadien rentrant au Québec sur le Saint Laurent en 1914 coule près de Rimouski, avec 1012 victimes sur les 1477 embarquées. Ce naufrage est parmi les plus importants après le Titanic et le Lusitania. 

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« Hanna ferme les yeux, elle ne voit plus la maison rouge et le jardin de l’enfant qu’elle a été, mais un océan bleu, et du fond de cet océan, elle se met à remonter à la surface. Elle croit reconnaître  Le Paradis de Tintoret, ce tableau qui l’avait tant saisie quand elle l’avait vu à Venise, alors qu’elle remonte lentement à la surface de sa vie. »

« Bobby Mars forever » – Alan Parks – Rivages Noir, traduit par Olivier Deparis (Ecosse)

51oocfQeMaL._SX195_« C’est Billy, le sergent de l’accueil, qui décroche. À l’autre bout de la ligne, une femme essoufflée, terrifiée, elle pleure à moitié. Elle dit: « Je voudrais signaler la disparition d’une petite fille. »

Et d’un coup, tout change.

Quand un appel comme celui-là arrive, tout le monde se redresse sur sa chaise, cesse de remplir sa grille de loto, pose son sandwich entamé. Ceux qui ont des enfants ouvrent leur portefeuille sous leur bureau, regardent la photo de Coli, d’Anne ou de la petite Jane et remercient le ciel que ce ne soit pas le ou la leur qui ait disparu. Les plus jeunes, l’air grave, essaient de ne pas s’imaginer sortant une gamine sanglotante d’une cave ou de dessous un lit, félicités par le chef, remerciés par une mère en larmes. »

Été 1973, Glasgow, retrouvailles avec Harry McCoy. Bobby Mars, natif de la ville et musicien flamboyant a été retrouvé mort d’une overdose dans un hôtel. Parallèlement, une jeune fille de 13 ans, Alice Kelly a disparu, tout comme  Laura, la nièce de Murray, le boss de Harry, une adolescente aux mauvaises fréquentations. Murray n’a pas grande estime pour son frère:

« Murray soupira.

-John est le directeur adjoint du conseil de Glasgow. Voir sa fille en fugue à la une de l’Evening Times, ce serait dramatique pour lui. Et entre nous, il va se présenter comme député l’année prochaine. Il va être candidat pour la circonscription Ouest. Tout est organisé. Il ne veut pas que les frasques de Laura sapent ses chances.

-Très élégant de sa part.

Murray eut l’air résigné.

-C’est un con, il l’a toujours été. Si ce n’était pas mon frère, il pourrait brûler vif que je ne traverserais pas la rue pour lui pisser dessus.

Il cracha un nouveau nuage de fumée, puis, agitant la main pour le dissiper:

-J’ai failli lui dire de se démerder tout seul, mais j’aime beaucoup Laura. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. »

Autant dire que McCoy a du pain sur la planche. Les deux gamines disparues lui semblent relever de la même affaire, à traiter de manière urgente.

« Alice était sans doute morte quelques heures après avoir disparu, assassinée par une connaissance. Il faudrait qu’il demande à Wattie s’il avait interrogé la mère à propos d’un amant éventuel. L’idée terrifiait la population et permettait aux journaux de vendre du papier, mais en réalité il était très rare que des inconnus enlèvent des enfants. En général le ravisseur était un parent, un voisin, un commerçant chez qui l’enfant venait acheter des bonbons tous les jours. Quelqu’un en qui il avait confiance. Quelqu’un qu’il connaissait. »

Ainsi Alan Parks construit son roman à un rythme trépidant, dans Glasgow étouffant dans une chaleur d’enfer, Glasgow toujours aussi inquiétante et dangereuse, noire à souhait.

Si les enquêtes tortueuses, dans lesquelles se percutent de nombreux personnages, pleines de rebondissements, m’ont tenue en haleine, ce sont pourtant les personnages, les caractères, qui m’ont captivée. Car ce pourrait être un roman policier « ordinaire », mais c’est cet aspect qui apporte la profondeur au roman; les relations humaines tellement troubles et complexes, du début à la fin. McCoy, tout flic qu’il est, fréquente sans complexes des milieux et lieux plus interlopes, il navigue à l’aise ainsi, et je crois que dans ses enquêtes, il arrive à frôler la ligne rouge; mais ce flou entre les bons et les mauvais devient peu à peu moins flou. Entre collègues, l’ambiance est déjà extrêmement tendue. J’ai aimé Wattie, beaucoup, il est jeune, tout neuf, et aime bosser avec McCoy. Quant à McCoy, toujours teigneux, mais homme bon, il est formidable de se mettre dans ses pas et dans sa tête. Avec ou sans alcool. On lit avec un vague sourire aux lèvres les conversations de Murray avec Wattie, ou bien avec les dames de son entourage; il va se prendre des coups, il va en éviter, il va naviguer en eaux troubles, on s’accroche à ses basques, et ça part sur les chapeaux de roue. Et puis, il aime sa ville:

« Il s’appuya contre la vitre du taxi et tenta de réfléchir en regardant passer la ville. Il avait toujours aimé Glasgow la nuit, même au temps où il était patrouilleur. Il aimait les rues vides où ne circulaient plus que les derniers fêtards avinés rentrant chez eux. Seul dans la ville déserte, il voyait des choses que peu de gens voyaient. Sauchiehall Street envahie d’étourneaux, des hommes couverts de farine derrière les vitres des boulangeries, de jeunes ouvrières assises sur un muret et partageant des cigarettes et une petite bouteille de whisky. Il aimait rentrer quand tout le monde dormait encore. Il aimait se glisser sous les couvertures à côté du corps chaud d’Angela, en s’efforçant de ne pas la réveiller. »

Angela, personnage très important dans cette histoire, à plusieurs raisons. Un des personnages les plus troubles, riche en facettes plus ou moins lumineuses.

Et puis il y a l’ombre de Bobby Mars dont on partage les derniers moments, ceux où la musique le transporte, l’illumine – avec une dose dans les veines -, Bobby Mars et les Stones, sa triste fin en courts chapitres insérés au récit.

« Le gamin acquiesça et fit lentement descendre le piston.

L’effet fut pratiquement immédiat. Il sourit, c’était de la bonne. Meilleure qu’on aurait pu s’y attendre à Glasgow. Il entendit le gamin dire: » Ça va? ». Il tenta d’opiner mais sa tête était trop lourde. Il s’allongea sur le canapé tandis que la chaleur envahissait son corps. Il repensa à ce fameux soir chez Sunset Sound, pour l’enregistrement de « Sunday Morning Symphony », la pris magique qu’il avait faite. C’était le bon temps, le temps où il avait l’impression que tout allait lui réussir. Que ce serait touj… »

Comme il fait chaud à Glasgow…Ventilator Blues

C’est par ce talent du portrait, par la place laissée aux personnages « secondaires » – donc ici ils ne le sont plus – , la capacité à décrire Glasgow, fascinante par tant de noirceur et de recoins plus ou moins sordides, par les scènes de pub, de beuverie, avec la mère maquerelle Iris et son entourage, c’est ainsi qu’Alan Parks a la capacité à nous rendre visibles tous ces lieux et toutes ces personnes, c’est ainsi que ce livre prend chair et force. C’est un vrai grand plaisir de tourner les pages, parce qu’on veut la suite. On va de surprise en surprise, rien n’est jamais comme on l’imaginait, haletant, nerveux et remarquablement écrit, voici un roman que je n’ai pas lâché. Bonne lecture !

Je ne peux pas m’empêcher de finir avec cet extrait – un peu long mais ça le vaut bien-  qui m’a beaucoup fait rire, un poil moqueur, j’aime bien l’esprit vache d’Alan Parks…sans oublier que le roman se déroule en 1973.

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« Quoi que McCoy ait pu attendre de sa soirée avec Mila, ce n’était pas ce qu’il était entrain de vivre. Qu’était-il en train de vivre d’ailleurs? Ils se trouvaient dans une grande salle avec des fenêtres donnant sur Blythswood Square et regardaient un gros homme, assis par terre, en salopette, jouer de l’harmonium et chanter des chansons qu’il semblait improviser sur le moment. Assis de chaque côté, deux guitaristes tentaient de l’accompagner, l’air aussi perdu l’un que l’autre.

En voyant le public réuni dans cet immeuble du Scottish Arts Council – pour moitié des jeunes hippies, pour moitié des couples de quinquagénaires aisés -; il avait compris que ce serait un spectacle intello, mais là, ça allait un peu loin.

L’homme qu’ils regardaient  s’appelait Allen Ginsberg. Apparemment, c’était un poète célèbre, et ils étaient censés être honorés par sa présence. McCoy n’avait jamais entendu parler de lui, contrairement à ce qu’il avait laissé entendre lorsque Mila lui avait annoncé où ils allaient. À présent, au grand dam de McCoy, les musiciens avaient été congédiés et il récitait l’un de ses poèmes.

Mila se tourna vers lui et sourit. Il sourit à son tour, s’efforça d’avoir l’air intéressé.

Elle se pencha vers son oreille.

-Vous pouvez y aller, je crois , dit-elle. »

« Note de l’auteur, drôle jusqu’au bout sur ce sujet : Pour être tout à fait honnête, j’ai déplacé la performance d’Allen Ginsberg de quelques jours. Toute autre inexactitude est non intentionnelle. Et imputable à moi seul. »

 

Un cadeau pour moi, pour vous, un chapitre inédit de Valentine Imhof

009790030J’ai une chance inouïe d’avoir échangé constamment, depuis son tout premier roman « Par les rafales », avec Valentine Imhof. Son dernier livre, extrêmement impressionnant, « Le blues des phalènes » m’a réellement transportée dans l’Amérique des années 30 avec des personnages attachants, un récit d’une puissance à peu près égale à l’explosion de Halifax qui au milieu du livre apparait comme l’épicentre de toutes les destinées racontées. J’ai pour chaque livre, donc les deux précédents, réalisé un entretien avec Valentine, et cette fois, voici qu’elle m’offre à partager avec vous un chapitre inédit, qui n’a pas été gardé au moment de l’élaboration du roman. Comme vous allez le lire, il s’agit là de Steve, merveilleux personnage, homme de combat et de conviction, dans une harangue à ses troupes de pauvres gens, d’une actualité sidérante. Je ne saurais trop dire à Valentine à quel point je suis touchée par sa confiance, à quel point je suis admirative de son travail, et comme je l’assure de mon soutien total pour celui-ci. Accrochez-vous, c’est parti !

« CHAPITRE 18

L’impression de se trouver dans la gueule d’un ivrogne. Les exhalaisons lourdes de dents gâtées et de mauvaise bibine les extirpent tous du sommeil sans ménagement, en les crochetant par les narines. Le Kid, au bord de la nausée, se précipite sur la portière et la fait coulisser pour leur donner de l’air.

Mais c’est tout le dehors qui refoule du goulot.

Une haleine aigre de fûts éventés s’engouffre dans le wagon en épaisses bouffées tièdes. Des relents délétères de lendemain de beuverie. De part et d’autre de la voie, s’offre, à perte de vue, un paysage effrayant, un paysage qui se décompose. Une chaîne de montagnes brunes et pourries. Des tas de pommes à donner le vertige, et dont les crêtes dominent de très haut les arbres qui les ont portées.

Un substrat idéal, et sacrément fertile, sur lequel Steve se met à cultiver, sans attendre, sa diatribe matinale :

–  Regardez, mes petits gars ! Ouvrez grand vos mirettes et admirez-moi tout ce gâchis ! L’Oregon vous souhaite la bienvenue ! L’un des plus grands vergers de notre beau pays ! On y est ! Et respirez un bon coup ! Humez-moi cette pestilence ! Emplissez vos poumons de la douce puanteur de la Crise ! Une belle Marie-Salope, hein, la Crise ! Oui, une sacrée putain ! Faut dire qu’elle s’est dégotée un fieffé maquereau, la roulure ! Un souteneur de première, et qui la soigne bien, sa gagneuse ! Et qu’à eux deux ils forment un bien joli couple, du genre tordu, et comme il faut ! La Crise et le Profit ! On pourrait presque en faire une fable ! Et quand ils s’envoient en l’air, ces deux-là, sachez que c’est nous, et personne d’autre, qui l’avons dans l’os ! Dans l’os, oui, et bien profond ! Et vous avez là, sous vos grands yeux esbaudis, un exemple remarquable du cloaque dans lequel on nous force tous à barboter pour le bon plaisir de certains. Ouvrez bien vos naseaux et vos quinquets chassieux, parce que ce matin, les gars, c’est Leçon de choses… L’occasion est trop belle, je voudrais pas la louper ! Alors voilà… Pendant qu’il y a des millions de crève-la-dalle et de purotins dans ce pays, pendant qu’on en est tous à se vendre au plus offrant pour travailler comme des esclaves et gagner nib, pendant qu’on doit s’asseoir sur le peu d’amour-propre qu’on a réussi à retenir, sans trop savoir comment, et qu’on nous oblige à vivoter comme des cafards, y en a qui sont payés pour orchestrer le naufrage. Les organisateurs de la Grande Mouscaille ! Parce que tout ce foutoir, c’est ni de la négligence, ni de l’incompétence. Non, non, non ! Ils y travaillent nuit et jour, ils y travaillent comme des damnés. Et ils ont fini par trouver une martingale bien choucarde… Et que c’est même encore mieux que ça ! Parce qu’à la différence d’un rêve qui prétend domestiquer le hasard, la combine dont je vais vous causer rapporte à tous les coups. Y a pas d’impair et passe, dans ce jeu-là. Ça remplit des larfeuilles, ça alourdit des comptes en banque… De l’argent à plus savoir qu’en faire, en veux-tu en voilà ! Que je vous explique un peu… Donc, pendant que les petits, les comme nous, continuent à trimer et à maigrir, à ne plus avoir assez de trous dans leur ceinture, à le mâchouiller, le cuir de cette même ceinture, pour oublier qu’ils ont la dalle, les gros, eux, se laissent pas dépérir ! Et, au contraire, il font du gras ! Et même que c’est pas compliqué : suffit qu’ils entretiennent la Crise ! Qu’ils cultivent la misère bien comme il faut, et puis que, régulièrement, ils oublient pas de la tordre et de la retordre, de la traire et de la retraire encore un peu, pour être sûrs d’en soutirer tout le jus, jusqu’à la dernière larme. Et puis de recommencer. C’est tous les jours et c’est partout à la fois. Y a qu’à regarder ! Y a qu’à sentir. Quand j’étais dans l’Illinois, j’ai vu des tas d’épis de maïs de plus de dix mètres de haut sur un demi-mile de long ! je vous le jure, j’avais pas la berlue !  Des récoltes entières, abandonnées, livrées à la flotte, à la vermine et aux orgies des piaffes ! Pendant que des millions de bonshommes, des comme nous, sont désespérés et sautent par les fenêtres ou dans des trains pour échapper à la famine, d’autres arrêtent pas de manigancer et de jongler avec des chiffres, et décrètent qu’il faut détruire de la bouffe, quand ça les toque. Et c’est à cause de ces salauds-là qu’on a du vent dans le bide. Je vais vous expliquer, pour les tas de pommes. Vous allez voir, c’est facile à piger. Un matin, le Profit se réveille, mal embouché. Il a peut-être un peu trop bu la veille, l’a mal aux cheveux, la langue épaisse. Il ouvre grand son journal, le scrute de ses yeux jaunes pas encore clairs, et le voilà qui se fige : il vient de trouver, et ça l’a dégrisé tout à fait, que le cours des pommes est un peu moins bon, un peu faiblard. Une chute libre. Et il comprend, épouvanté, que sa marge est en train de se compoter et risque de se ratatiner. L’horreur ! Il en a le double menton qui tremblote, les guibolles qui flageolent, les boyaux qui font des nœuds. Rien ne va plus. La boule est sortie de la roulette. C’est le drame. Son café lui semble infect, son jus d’orange a tourné de dépit, il pourrait jurer que le beurre de ses toasts a un goût de rance, que le monde entier est en train de virer rance. Il en a des aigreurs, il est tout barbouillé. Alors, agitant sa clochette, il appelle au secours ses hommes de main, ses sbires. Toute une troupe de comptables et de gommeux, en costumes et petites lunettes cerclées. Et il les somme de faire remonter le cours de la pomme, et que ça saute ! Ils doivent sauver le monde, et vite, l’empêcher de sombrer dans une flaque de beurre rance et de café amer. Tous les coups sont permis. On peut pas lésiner. On voudrait quand même pas, surtout pas, que ceux qui se gavent à dégorger se mettent à tirer la langue ! Alors, pour commencer, on rabougrit l’aumône des troupeaux de journaliers, qui se cassent le dos pour un cent le boisseau. Et puis, comme ces animaux grossiers ont le toupet de grogner, et qu’ils font des histoires, et puis, comme ça suffit toujours pas pour encaisser des bénéfices bien baveux comme on les aime, y en a un qui a une idée du tonnerre, un génie, qui sort de sa caboche de machine à compter un truc tout simple, tout bête, pour éviter que les piffres s’étiolent : pourquoi pas foutre les fruits en l’air ?! Ben oui, évidemment !! N’en récolter qu’un tout petit peu et balancer tout le reste. On économise sur les cueilleurs, les cagettes, les trains et les camions et puis, comme y a moins de pommes, on peut les vendre plus cher ! Elle est pas bath, cette combine ?! Et voilà que le Profit en est tout requinqué ! Il retrouve ses couleurs d’origine, sa bonne humeur, il a une trique épatante et court dans la foulée tringler sa greluche, aussi sec ! Je vous l’avais dit, ces deux là, c’est vraiment des vicieux ! La Crise et le Profit, retenez bien leurs noms ! Ils s’engraissent l’un l’autre, l’un dans l’autre, et vice versa. Une partouze pas possible, presque un truc dégueulasse, pas net du tout, entre frangin frangine ! Plutôt que de les donner à bouffer aux hommes, voire aux bêtes, les pommes, eh ben qu’elles pourrissent ! Elles feront peut-être de l’engrais ! Pour de prochaines récoltes qui seront jetées à leur tour, le moment venu… Et c’est comme ça, les gars, que les gros continuent à faire du gras. Et comme ça qu’ils contrôlent le trop-plein de miséreux. Tous ceux qui canent de faim coûtent plus rien à personne. Ils sont plus là non plus pour réclamer de meilleurs salaires en faisant la grève… Des fois, je me dis qu’il vaudrait mieux qu’on soit des mouches ou même des guêpes. On aurait de quoi becqueter, tous les jours, on pourrait s’en mettre plein la lampe, à en crever. Et encore, c’est pas si sûr… Pas des mouches californiennes, en tout cas. Quand j’étais là-bas, j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’ils font des surplus d’oranges, de melons, de pastèques… Ils les arrosent d’essence, les vaches, et puis ils y fichent le feu ! Pour être bien sûr que personne en barbote, pour empêcher les prix de dégringoler, pour que tous les fumiers qui se partagent le pognon puissent continuer à se tailler de plus grosses parts… Voilà, les gars, ce quelle m’inspire, cette odeur de gangrène qui asphyxie le pays. Et ça me permet d’en venir à un projet, dont je vous ai pas encore parlé. Et que c’est pour ça qu’on est venus jusqu’ici, au pays des pommes qui fermentent pour que dalle. C’est pas pour faire la cueillette, vous l’aurez bien compris. Ni pour distiller du moonshine, et ça, ça me rend triste… c’est vraiment très dommage, parce qu’avec tout ce qu’il y a là, autour, y aurait de quoi en faire, des barils de gnôle de première bourre…Mais c’est pas grave, et c’est tant pis ! Et pour ce qui est de nous autres, on devrait arriver à Portland dans le courant de l’après-midi. Je pense que ce serait bien d’y faire une pause. Un jour ou deux, pas plus. On m’a refilé un tuyau, pendant qu’on était à Sacramento. Faut que j’explore un petit peu, que je rencontre des gars. Qui devraient pouvoir me procurer de quoi nous faire changer d’air. Dans un coin où y a ni élevage, ni culture, mais de l’ouvrage en quantité et des paies, je vous dis pas, qui vous feront pas regretter le dépaysement… En attendant, je vote qu’on boive un jus de fèves ! Savannah ! Sors-nous une boîte de Sterno et fais-nous chauffer de l’eau. Et toi, gamin, referme vite la portière ! Tu chancelles comme un soûlot ! Alors va pas nous tomber en route ! Et amène plutôt de ce bon café dont tu nous a régalés l’autre soir. Il faudra au moins ça pour nous changer la bouche et nous dégager le nez !

Le Kid plonge sa tête à moitié cuite dans le petit sac de poudre brune et inspire goulûment, voluptueusement, les arômes chauds et ronds. Il voudrait pouvoir s’y enfouir tout entier, s’y prélasser un peu, pour échapper aux miasmes qui lui donnent mal au crâne. »

MERCI VALENTINE ! 

« Alba Nera » – Giancarlo De Cataldo -Métailié Noir, traduit par Serge Quadruppani

editions-metailie.com-alba-nera-alba-nera-hd-300x460« Dans la campagne au sud de Rome, dans une ferme en ruine, au bord de la via Nettunense, deux jeunes gens se disputent.

Jaime a dix-sept ans. Ramon vingt-deux. La cicatrice qui lui creuse le front est le signe du chef. Dans la pandilla de Giardinetti, c’est le plus élevé en grade. Jaime lui doit obéissance et dévouement.

Ce sont deux chiots inquiets et affamés. Durs, musculeux, couverts de tatouages.

La rue a été leur école. Pour être admis, ils ont dû frapper des visages, taillader des chairs, piétiner des ennemis, et ils ont été frappés, tailladés, piétinés. Ils ont brisé des os et balafré des visages, ils ont gagné le respect par la violence. »

Grand bonheur de retrouver la plume sombre de Giancarlo de Cataldo, avec ce roman tortueux, retors même et des personnages complexes, en particulier l’enquêtrice Alba que je trouve fascinante. Le corps d’une jeune femme morte est retrouvé, ligoté selon l’art japonais du shibari. Avant de lire ce roman, j’ignorais cet art, le bondage à la japonaise, fait de cordes et de nœuds ( photo de couverture ). Mais le but n’étant pas de tuer, ici il s’agit bien d’un meurtre qui ressemble à celui qui 10 ans plus tôt a mis en échec l’équipe du Blond, du Dr Sax et d’Alba. Ils se retrouvent ainsi à nouveau pour tenter d’élucider ce meurtre. Dans ces quelques phrases à la découverte du corps par Ramon et Jaime, un mot, un seul pour moi signale ce que ressent le narrateur, le mot « petit » parlant du corps. Ce mot à lui seul rend tout le tragique de cette gamine ficelée, morte.

node-g3ab317726_640« Elle a les yeux clos et, de son petit corps enveloppé d’une couverture rouge tachée de sang et de Dieu sait quoi d’autre, s’élève une odeur âcre. De profonds sillons affleurent sur sa peau pâle et, sous les nœuds formés par d’étranges cordes aux couleurs vives, on devine une toile d’araignée d’hématomes et de coupures.

La personne qui l’a laissée dans cet état y a mis du temps, et du cœur. »

Il s’agit là de « drôles  » de personnages; troubles, avec des caractères affirmés et des relations parfois douteuses, qu’elles soient familiales, amoureuses ou juste intéressées. feet-gb9774be0a_640C’est en ça que c’est prenant, parce qu’on a le sentiment que la frontière est très très mince entre leur fonction de justice et leur vie personnelle. Entre leurs intérêts et leur devoir. Alors on assiste souvent à des jeux entre eux, c’est subtil, on ne sait pas toujours sur quoi ça va déboucher. Mais. Mais pourtant, il leur reste un peu de loyauté, d’orgueil, et pour le Blond, beaucoup d’amour pour Alba. Leurs retrouvailles pour cette enquête donnent lieu à des pages magnifiques, qui révèlent leurs relations, leurs caractères, ce que chacun sait des autres et ce que chacun en ignore aussi. L’auteur ne laisse rien flotter en surface, à chaque fois il creuse et autopsie en quelque sorte. Franchement je trouve ça très fort et ça bouscule. Le Blond est peut-être le plus clair dans ce qu’il ressent – il aime Alba plus que tout – et il est aussi le plus droit, ce qui ne lui rend pas la vie facile. Le passage où il examine de près le corps de la jeune fille est très émouvant.

« Une violente vague de compassion et une compatissante vague de violence le submergent. »

Je n’oublie pas de vous dire qu’entre ces trois navigue Ippoliti, admis de justesse au concours de la police, soupçonné même d’avoir été pistonné. On en saura plus en avançant dans la lecture, mais il n’est pas à négliger dans l’affaire, ni Cono Di Sangiorgio, général beau-père de Sax , ainsi nommé car il en joue:

Ensuite il y a Rome. Tous les trafics s’y pratiquent, y compris celui de corps humains, de femmes en particulier évidemment, et à travers les adeptes de pratiques sexuelles originales, tout ça se passe, parfois, souvent, par les mains de riches hommes, puissants, importants, avec dans leur sillage tous les petits minables intermédiaires qui grappillent quelques poignées de billets au passage, comme si tout allait bien, comme si tout allait de soi. La posture est si confortable, rien ne doit changer. Et Rome est éternelle:

rome-gdcd9958a2_640 » À qui s’obstine encore à nier que, malgré tous ses problèmes, Rome soit la plus belle ville du monde, on devrait montrer l’expression extasiée des deux personnes blondes en train de déguster un Massetto dell’ Ornellaia au pavillon Valadier. À leurs pieds s’étendent les toits de Rome, éclairés par le pâle soleil de décembre qui, avec les deux « champignons » chauffant stratégiquement disposés de chaque coté de la table, font de la terrasse du Pincio le décor où tout homme sain d’esprit voudrait vivre, triompher, aimer et même mourir. »

Mais les dessous de Rome et des Romains sont crasseux – ce ne sont pas les seuls au monde, hélas. Au-delà de pratiques sexuelles consenties, il y a bien autre chose. Comme le corps de cette jeune fille, marbré de cordes colorées et de nœuds dont il va falloir trouver qui elle est. Et cette enquête sera un sinistre révélateur, et l’occasion aussi pour nos trois flics de régler des comptes, de faire la lumière sur leur vie et sur leurs sentiments.

Voici ce que j’aime chez cet écrivain, ce côté complexe et ambigu des personnages, leur esprit un peu – beaucoup – tordu, ou torturé selon de quel point on se place. L’écriture est remarquable, allant de l’ironie la plus grinçante, un second degré ravageur, à une mélancolie profonde, un regard sur la ville et les gens qui y évoluent à la fois tendre et chagrin. J’aime Giancarlo de Cataldo.