« La voisine » – Yewande Omotoso – ZOE/Écrits d’ailleurs, traduit par Christine Rague

« Hortensia prit l’habitude de marcher quand Peter tomba malade. Non pas au début, mais plus tard, quand son état s’aggrava, qu’il fut cloué au lit. C’était un mercredi. Elle s’en souvenait, parce que Bassey, le cuisinier, ne venait pas le mercredi, et qu’il y avait des médaillons d’agneau dans un tupperware au frigo, à faire réchauffer au four à convection et à manger avec des légumes- racines rôtis, arrosés d’huile d’olive. Mais elle n’avait pas faim. La maison lui paraissait petite, ce qui semblait impossible pour un logement de six chambres. pourtant c’était le cas.

« Je sors », avait hurlé Hortensia depuis l’escalier. »

Voici un roman qui m’a beaucoup plu, une lecture qui a été très différente des romans noirs précédents. Souvent drôle, c’est l’histoire de deux vieilles dames au caractère bien trempé.

Mais ce serait un peu léger si cette histoire ne se déroulait pas au Cap en Afrique du Sud, dans un quartier très chic, dans Katterijn Avenue.

Je vous présente Marion, blanche et architecte brillante. Elle habite au n°12 de l’avenue et a conçu la maison voisine de la sienne, au n° 10. C’est là que ça se gâte, car au 10 vit Hortensia, noire et connue jusqu’au Danemark pour ses talents dans le design en particulier de tissus.

Et donc, bien que noire elle vit dans cette maison luxueuse, immense. Elle est la seule femme noire résidente du quartier. Toutes les autres y font office de domestiques et en sortent leurs tâches accomplies. Hortensia vit ici car elle a épousé un blanc, Peter, rencontré alors qu’elle faisait ses études à Londres. Voici en résumé le départ de ce roman qui sous des airs légers dit bien des choses ; d’une part sur les femmes en général, sur les différences selon que l’on soit blanche ou noire, riche ou pauvre,…et en Afrique du Sud, ou l’histoire rôde partout, vieilles rancœurs mal éteintes, vieux litiges perdurant, et mentalités encore sclérosées.

« Après leur arrivée en Afrique du Sud, Hortensia s’était tournée vers Peter pour lui dire: cet endroit ne va pas bien. Le pays? avait-il demandé et elle avait confirmé de la tête. Et les gens. Les meilleurs savent qu’ils sont malades et ils essaient divers remèdes. Certains savent, mais n’agissent pas. Et le spires pensent qu’ils vont bien, qu’ils n’ont besoin de rien.

Bien entendu, elle-même n’était pas bien depuis des années. Et elle n’avait eu ni la force, ni le désir, ni le moindre sens des responsabilités pour engager un processus de guérison en elle-même ou chez les autres. Pas à l’époque et pas maintenant. »

Ici pas de discours, mais un affrontement entre deux fortes têtes. Quoi que…Il s’avère que Marion a beaucoup de « principes » et de choses qui la choquent, mais pas si mauvais caractère que ça. Par contre Hortensia est réellement une femme avec un caractère coriace -ce qu’on peut tout à fait bien comprendre, en découvrant la vie de sa famille évidemment. En tous cas, c’est bien vu de ne pas faire de la blanche la plus détestable. L’écriture fait en sorte qu’on reste en retrait côté sentiments, on lit avec amusement plutôt, on ne prend pas parti ( sauf en ce qui me concerne avec Agnes ) et se déroulent les vies, les voyages, les exils, les pertes, les chagrins, finalement pas tant de joies ou de grand bonheurs que ça. L’histoire de l’Afrique du Sud défile elle aussi à travers ces deux maisons et ces deux femmes.

Au fil des pages, après que Max, l’époux de Marion, décède en lui laissant des dettes phénoménales, on va donc découvrir les vies respectives de ces vieilles héroïnes. C’est intéressant parce qu’on peine à croire qu’elles aient passé les 80 ans, l’auteure nous fait entrer plutôt dans leur cerveau et leurs idées que dans leur corps. Ceci avec vraiment beaucoup de finesse arrivera au fur et à mesure que les relations entre Marion et Hortensia vont évoluer. Car d’une haine cordiale, elles vont passer à une sorte de tolérance rouspéteuse, en particulier pour Hortensia qui des deux est la plus « mal léchée », puis à une cohabitation par la force des choses et un événement dont Hortensia se sent responsable. Elle fera donc preuve de mansuétude en proposant à Marion une chambre chez elle. On pourrait réduire Marion à une bourgeoise coincée, rigide et stupide en lisant ça :

« Marion se réveilla un matin face à une Noire, aux cheveux courts grisonnants, pratiquement sans poitrine et maigrichonne, en train de diriger un orchestre de déménageurs avec des mouvements de mains complexes. Un commando, voilà le mot qui lui vint à l’esprit par cette matinée fraîche tandis qu’elle observait cette femme derrière ses portes-fenêtres qui donnaient sur sa véranda exposée au nord. C’était une insulte, une Noire faisant subitement son apparition dans une maison que Marion rêvait de posséder depuis des dizaines d’années; non, une maison qui était de droit la sienne, que d’autres personnes ne cessaient de s’approprier. »

Mais encore une fois, ce roman n’est pas simpliste et Marion n’est pas si lisse.

Deux autres personnages sont à mon sens très importants pour le côté le plus profond de cette histoire, ce sont Agnes, domestique chez Marion et Bassey, homme à tout faire chez Hortensia, tous deux sont noirs. Tous deux sont intelligents, efficaces. La différence est qu’Agnes travaille pour une blanche, elle. Et Marion la traite comme une domestique noire, c’est à dire que je vous donne pour seul exemple celui-ci:

« Pourquoi mets-tu tes rouleaux de papier toilette dans mon office, Agnes? Quand les courses arrivent, quand tu vides les sacs, prends ce qui te revient et mets-le dans le studio.

-Non, Patronne.

-Quoi?

Agnes avait rarement l’occasion d’utiliser le mot « non » quand elle parlait avec Marion. En fait, Marion ne pouvait se rappeler une seule fois où elle l’avait entendue l’employer.

« Celui-ci ,’est pas mon papier toilette, Patronne. Le mien, je l’achète moi-même.

-Pourquoi achètes-tu ton propre papier ? avait demandé Marion. Quel changement avait bien pu se produire? Elle travaillait ici depuis des dizaines d’années et connaissait les règles.

Agnes, qui était en train d’essuyer les petites taches sur le marbre du plan de travail de la cuisine, haussa les épaules.

« J’avais besoin du quelque chose de meilleure qualité, Patronne. »

Un jour, peu après cette conversation, alors qu’ Agnes était occupée avec le linge sale, Marion se glissa dans le studio pour en inspecter la salle de bains. Là se trouvait le papier toilette en cause. Triple épaisseur. »

Car Marion prenait du simple épaisseur pour Agnes, du double pour elle…

Bassey, lui, a été engagé par Hortensia qui a été séduite par son côté hautain et distant:

« Il y avait quelque chose d’éternellement ordonné chez Bassey, de contenu. Cela se manifestait sous la forme d’un léger dédain envers Peter et elle-même, elle l’avait toujours senti. Pas de l’antipathie pourtant, quelque chose d’autre – pas de la pitié non plus. Elle l’avait remarqué ce tout premier jour, quand il était assis en face d’elle. Une lassitude discrète dans les yeux, comme un roi fatigué. Et même si Hortensia avait été déconcertée par la majesté de Bassey, sa superbe, elle l’aimait aussi pour cela. Il s’exprimait comme si ses mots étaient précieux et qu’il savait que la personne à qui ils s’adressaient n’était pas vraiment digne de les recevoir. Son visage laissait apparaître des signes d’indulgence- la longue et silencieuse souffrance de ceux qui sont au service des autres. »

Et si Hortensia garde la distance de l’employeuse envers l’employé, il y a entre eux deux une forme de complicité et de compréhension tacite.

Ce passage est aussi un exemple de la très belle écriture de ce roman ( et sans aucun doute un excellent travail de traduction aussi ).

Je pourrais vous résumer le parcours de chacune de ces deux femmes, mais il est plus intéressant que vous découvriez ces deux vies par vous-mêmes, deux vies que personnellement je ne trouve pas très heureuses. Marion va renoncer à sa profession pour élever ses enfants, avec à la fin de sa vie une seule fille qui lui parle encore, quant à Hortensia, elle ne sera jamais mère à son grand chagrin, et surtout elle sera une femme trompée durant de très nombreuses années. Pourtant elle doit à celui qui fut son mari  – blanc –  de vivre dans cette maison au n° 10 de ce quartier chic.

« En arrivant dans leur nouvelle maison, Hortensia s’était rendu compte qu’elle serait la seule propriétaire noire de Katterijn. Elle avait éprouvé du dégoût envers son environnement, envers la haute bourgeoisie blanche bien protégée du voisinage et, pendant ses mélancoliques moments d’intimité, elle éprouvait aussi du dégoût envers elle-même. »

La maison du n° 10 a elle aussi un grand rôle dans ce qui va se dérouler au cours de ce roman plein de finesse, drôle et grave pourtant, elle est le point de crispation entre Marion et Hortensia. Il se passe beaucoup de choses, il y a des enfants, des petits-enfants, un testament embarrassant, un mari, une amante, un comité de « bonnes » dames blanches qui règlent des histoires de droit sur les terrains du quartier à leur façon, Hortensia qui va semer le désordre dans cette organisation convenue. C’est ici évoquée l’histoire sordide du sort des Noirs dans leur propre pays à travers la vie de Annamarie, et puis une jeune femme aveugle qui apparaît à la fin du livre, beau symbole pour l’aveuglement quand on a des yeux pour voir.

« Que vouliez-vous demander?

-Est-ce que vous êtes née comme ça?

-Vous voulez dire aveugle?

-Désolée. Oui , je voulais dire aveugle.

-Oui. Je crois que ça rend les choses plus faciles. Je n’ai jamais rien connu d’autre. »

Le récit des existences de ces deux femmes est foisonnant car ce ne sont pas des vies tranquilles quoi qu’il paraisse en regardant le confort des vieilles dames; ce ne sont pas les émotions qui submergent ici, mais le sourire souvent arrive, et la sensation d’être réellement en observation devant ces deux maisons voisines et ces femmes claudicantes et fatiguées. Je suis allée de la Barbade au Cap en passant par Londres et le Nigeria . On fait la connaissance des parents d’Hortensia et de leur périple, parents qui furent des gens aimants. La vie de Marion enfant, puis jeune femme fut plus triste, vraiment, et encore une fois le parti pris de ne pas faire de la femme noire une victime totale rend le livre bien plus intelligent et surtout moins manichéen, ce qu’on peut souvent craindre dans ce genre d’histoire aux nuances sensibles. J’ai aimé les descriptions de la colline Kopje où Hortensia va marcher

« Le sommet du Kopje était couvert de plantes grimpantes et de pins clairsemés. Un chemin traversait les hautes herbes et bien qu’il eût l’air entretenu, Hortensia ne pouvait s’empêcher de penser que le Kopje était un endroit tombé dans l’oubli. »

J’ai aimé les fleurs, les arbres, les parfums du Cap, j’ai aimé l’ambiance et la rivalité rageuse de l’architecte et de la designeuse qui se termine sur un match nul, j’ai aimé le message envoyé discrètement sur ce qui peut amener à réviser nos jugements, et j’ai aimé Esme, la jeune aveugle:

« -Oh non, Esme n’a absolument pas besoin de moi. C’est peut-être même l’inverse. Hortensia rit. Et quand elle est partie, je me suis demandé si je la reverrais un jour. Avec inquiétude. Elle m’a téléphoné quand elle est arrivée chez elle, vous vous rendez compte?

-Formidable.

-Être proche de quelqu’un comme elle. Je ne peux m’empêcher de penser: je suis une mauvaise personne, Marion. Je vais bientôt mourir et j’irai en enfer.

-Pour quelle raison?

-Parce que j’ai été méchante. Je sais que c’est simpliste, mais regardez-la, une personne qui a toutes les raisons de ne pas l’être et qui pourtant est si…gentille. »

 

Pour finir, j’ai beaucoup aimé ce livre pour ce qu’il dit, pour la qualité de l’écriture, le ton sans pesanteur, pour Hortensia, Marion, Agnes et Bassey…plus quelques autres tous intéressants ( sans doute Max et Peter ne sont pas les plus attachants du lot ! ) 

Il y a un peu de musique ici aussi, quand les deux vieilles dames à la fin, envisagent leurs funérailles, pour Hortensia:

« Brûlez-moi en secret, jetez mes cendres dans le caniveau. Pas une seule âme ne doit prononcer une parole devant ma dépouille…Pas. Une. Seule. Âme. Pas de rassemblements. Pas de chants. »

Quant à Marion:

« Seigneur ! Que d’austérité ! Quand je mourrai, je veux que mes enfants soient obligés de dire des choses gentilles.Je veux que Stefano transpire en racontant ne serait-ce qu’un mauvais souvenir, rien qu’une pensée aimable envers sa pauvre mère. »

Hortensia émit un pff de mépris..

-Je veux du Verdi, Nabucco.

-Mon Dieu ! »

J’ai choisi entre tous ce chœur multicolore

Bonne lecture !

8 réflexions au sujet de « « La voisine » – Yewande Omotoso – ZOE/Écrits d’ailleurs, traduit par Christine Rague »

  1. J’aime beaucoup cette maison d’éditions, je viens d’ailleurs de lire un titre zimbabwéen qui y est paru et qui m’a beaucoup plu aussi. Je note ce titre, ton avis est est vraiment tentant !

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    • Oui, sympathique maison, belle découverte pour moi et très bonne histoire que celle de ces deux octogénaires fières et têtues. Les deux piliers d’une trame toute en finesse, aucune lourdeur, vraiment un ton drôle pour des sujets sérieux , je te le recommande !

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  2. Bonjour,
    je viens de lire ce titre, en lecture commune avec Ingannmic, du coup je découvre ton blog. j’aim » moi aussi dans ce livre que le match soit nul. Tout reste à jouer, finalement. Et moi aussi l’histoire du papier toilette m’a marquée. Entre autres !

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