« Smile » – Roddy Doyle – Joëlle Losfeld éditions, traduit par Christophe Mercier

« Il m’est parfois arrivé de rester debout au comptoir, mais je ne voulais pas que le barman imagine que je cherchais quelqu’un à qui parler. Je m’asseyais dans un coin, près d’une fenêtre, mais le barman n’arrêtait pas de me tourner autour, passait d’un air dégagé, guettait les chaises vides, me demandait si je voulais boire quelque chose ou ce que je pensais du fait que le Brésil se soit fait écraser par les Allemands, ou que Garth Brooks ne vienne pas à Corke Park. J’essayais de me voir selon son point de vue. Je ne pouvais pas avoir l’air à ce point misérable – si seul, si triste. Si délaissé. »

Ce roman est une grande claque et dénote un talent assez incroyable dans sa structure. Vous ne saurez rien de l’histoire si vous n’allez pas jusqu’au bout, ce qui se fait avec curiosité, passant par diverses émotions, réflexions, surprises…consternation et colère aussi sur le cœur du sujet. Tout ça est si bien mené, si bien écrit, l’ambiance rendue si juste, tout vous dis-je est parfait qu’il semble un peu vain d’écrire, et dire : mais lisez-moi ça ! pourrait bien suffire. Je vais pourtant vous dire quelques mots du personnage.

On croit lire l’histoire d’un homme qui vient de divorcer, écrivain plutôt obscur, la cinquantaine déjà fatiguée…qui un jour vient chercher un peu de rencontres humaines dans un pub. Voici Victor Forde, ex-époux de son grand amour Rachel Carey, dans le quartier de son enfance à Dublin. Il décide d’entrer dans un pub, le Donnelly’s et d’y établir sa routine.

« J’allais dans ce nouvel endroit tous les soirs – enfin, toutes les fins d’après-midi. Au commencement, je devais me forcer à le faire, comme je serais allé à la messe, ou dans une salle de musculation. Je rentrais chez moi – chez moi ! -, je me faisais chauffer quelque chose, je mangeais, puis j’allais droit au pub. Pour déguster lentement une pinte. »

Il va rencontrer alors un certain Ed Fitzpatrick qui dit le connaître, mais Victor ne s’en souvient pas. Rien à faire, il pense que c’est un imposteur, il ne s’en souvient pas. Ed est un personnage désagréable, gênant, ricanant. Victor va se faire des amis, cette poignée d’hommes accoudés au comptoir avec qui il va échanger des pintes. Et de nous livrer sa vie, sa rencontre chaude avec Rachel, puis leur vie commune, leur fils.

« Je mangeais un truc appelé couscous, et il n’y avait dans l’assiette ni pois chiches, ni patates, ni même de viande. Et je le faisais assis à côté d’une femme nue. Sur le sol, à mes pieds, il y avait une chope remplie de vin. Je me sentais comme un Français. Je me sentais comme un Américain. Je me sentais comme un écrivain, vivant une vie d’écrivain. Je me sentais beau. Je me sentais bon et cruel, mûr et frivole. Je me sentais sophistiqué, et je sentais le contraire. Je sentais que tout cela était à moi. ma vie avait commencé. Ma vraie vie avait commencé. »

Il va nous parler de sa mère si aimée et si aimante et puis enfin de sa scolarité chez les frères chrétiens. La première partie du roman raconte cette école un peu inquiétante  (euphémisme ). Et le père McIntyre qui un jour lui plaqua la main sur le pénis. C’est d’ailleurs le sujet sur lequel il tente encore et encore d’écrire son roman. Cet attouchement, il le dit comme on lâche un poids un jour. Et puis c’est tout, il considère être exorcisé juste de l’avoir dit, y compris à la radio lors d’un entretien.

Son récit est à la fois d’une profonde tristesse, plein de mélancolie et de cette espèce de chagrin de parvenir à 50 ans, d’être seul et sans vue sur une quelconque suite acceptable à la vie. Il remplit les vides, il tisse autour du silence. Une solitude sans fond lestée d’un poids insoutenable.

Et la fin est sidérante.

« Nous nous sommes regardés.

« Ce n’était pas de notre faute, a-t-il dit. Ce n’était pas de notre faute.

-Non.

-Ce n’était pas de notre faute. »

Je pleurais. Je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. Et je ne peux toujours pas. »

Ce qui ne vous apprend rien, car tout est dit avant, dans ce dernier chapitre 14.

J’ignorais que Roddy Doyle avait écrit deux romans qui deviendront deux de mes films anglais préférés, « The commitments » d’Alan Parker et « The van  » de Stephen Frears. Je le découvre avec ce roman qui est une merveille de construction, sur un sujet dur. Une écriture et une traduction au plus haut. Gros coup de cœur.

Jeune garçon, Victor entend les Moody Blues

16 réflexions au sujet de « « Smile » – Roddy Doyle – Joëlle Losfeld éditions, traduit par Christophe Mercier »

  1. et moi je ne savais pas que ce livre existe….. Merci ! Je t’invite donc de lire (un jour ou tu vas bien) « La femme qui se cognait les portes » – magnifique portrait (dure) ….(je l’avais lu à l’époque en anglais, ne sais donc pas si la trad’ est bonne ..)

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      • Ma chère Simone – nous ratons toujours des auteurs…. toutefois, en effet, c’est un eu étonnant que toi qui aimes les mises en images de deux de ses livres n’avais pas encore trouvé le chemin jusqu’à ses écrits….

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        • Mais oui, tu as parfaitement raison, et je crois savoir pourquoi je ne fais pas toujours les liens, ici entre les films et les livres. C’est que je ne suis qu’une amatrice – ce qui n’a rien de péjoratif à mon sens -c’est à dire que je ne suis pas tellement formatée, pas d’études supérieures, pas de méthode, pas de sens aigu de la recherche et de l’approfondissement; enfin pas toujours, ça dépend où me touche le livre ou le film, tu vois, au cœur ou au cerveau ( ou les deux ) …Et je revendique même un peu mon amateurisme. Parfois ça peut nuire à mes savoirs, que je sais partiels sur plein de sujets, mais maintenant, à mon âge, au fond je m’en fiche. Je me fais plaisir avant tout. Et j’aurais plaisir à lire Doyle encore. Comme j’ai plaisir à échanger avec toi, et à apprendre des autres, et à errer encore sur des chemins dont je ne trouve pas l’issue…Bises !

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  2. Une question me taraude soudain : faut-il avoir l’esprit « léger » pour lire -sans se faire trop mal- un livre qui « plombe » (mais prendre le risque d’être beaucoup moins léger après), ou faut-il être déjà en état de noirceur avancée pour s’y plonger sans ménagement (genre : « au point où j’en suis … ») ?! …… !!!
    😉

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  3. Je viens de le terminer – nous l’avons mis sur la liste de 5 livres étrangers pour un Prix Shadow International (avec une partie de l’équipe qui joue au Jury France Inter) …. Vu les révélations du dernier chapitre il faudra presque re-lire le livre pour en mesurer la construction « diabolique » …. Un grand coup de cœur aussi !

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