« Ceci est mon corps » – Patrick Michael Finn – éditions Les Arènes / Equinox, traduit par Yoko Lacour

« Sitôt qu’après le dîner ses parents eurent quitté la maison pour leur bowling du vendredi, Suzy Kosasovich aida Busha à débarrasser la table de la cuisine des restes de chou rouge et de poisson. Elles posèrent la vaisselle dans l’évier, qu’elles remplirent ensuite d’eau pour la mettre à tremper. La vieille femme tapota la joue de sa petite-fille et l’appela « mon petit ange ». »

Pour le moment, tout va bien…Mais attention, ce livre ne fera pas consensus; pas forcément pour ce qu’il dit mais plutôt sur la manière brute, brutale. Et puis plutôt qu’un propos orienté, ce livre décrit sans avis, sans jugement, sans rien ajouter de commentaires, il décrit et nous met sous les yeux cette nuit épouvantable, violente jusqu’à la nausée, quelque chose dont on se dit : en réalité, ce n’est pas possible, ça n’existe pas…Et se disant ça, on sait très bien que si, ça doit exister, en petits bouts ici réunis, ce qui donne une sorte de galerie de monstres, un enfer nauséabond, glauque et désespérant.

Pourtant ça commence gentiment avec cette grand-mère polonaise qui prend soin de sa petite-fille Suzy, 14 ans, et qui va fêter les pâques à l’église St Cyril de Joliet, Illinois. Cependant la petite Suzy n’est pas absorbée dans la prière, elle s’ennuie vite et son esprit part en vadrouille à travers le décor doré et les icônes:

« Suzy cessa bientôt de s’intéresser aux mystères et aux rites de la cérémonie liturgique et laissa son esprit divaguer, comparant les martyrs qui ornaient l’église à la souffrance vivante, réelle, de ceux qui vivaient à l’extérieur, dans les maisons étriquées de la rue Pulaski, ces martyrs en chair et en os qui n’étaient ni peints sur le dôme, là-haut, ni sculptés en pied, le regard triste, au milieu de fleurs et de bougies, et dont les souffrances n’excédaient pas les limites de la rue Pulaski. »

La couverture du livre est très belle et quand on finit sa lecture, on se dit que rien ne fut pur et propre comme le blanc de cette couverture. Ce qui se tapit sous cette couverture, bien loin du blanc, est très très noir. Et je ne vois aucun intérêt à vous en faire le rapport, mais seulement en quelques lignes mon point de vue.

J’ai lu ce texte d’une traite. Très bien écrit, un gros coup de poing, et en même temps la démonstration est si affreuse qu’elle perd un peu de sa crédibilité et que j’ai pris de la distance. Et heureusement parce que tout ce qui se déroule au Zimne Piwo Club le bar de Fat Kuputzniak cette nuit-là est immonde. Toute cette jeunesse aux dents déjà pourries, aux mains mutilées et au cerveau dérangé – pauvre Mickey Grogan…-, en dégoûtante débauche sexuelle – oh, Darly Shapinka… – toute cette jeunesse donne une vision de ces quartiers populaires des périphéries totalement noire et sordide, c’est le no future noyé dans l’alcool et le sexe avec la complicité d’adultes comme Fat qui sait parfaitement l’âge de ses clients:

« Suzy se fraya un chemin jusqu’au bar et se hissa sur un tabouret. Fat Kupuzniak se leva, rota, fit une grimace, tituba vers elle sans un sourire puis rota à nouveau dans son poing.

-Choisis ton poison, mon cœur. »

Cette petite Suzy dont on comprend vite que parce qu’elle est éprise de Joey Korosa, le petit ami de Darly, elle va tout tenter, tout accepter, dans les quelques brumes de naïveté enfantine qu’il lui reste, malgré quelques sursauts de lucidité, elle va céder à tout et c’est d’une infinie tristesse…14 ans…Vivre à Joliet, Illinois, dans cette banlieue où l’aciérie et sa vie de misère dévore les hommes, quand on a 14 ans, même avec une gentille grand-mère, ça ne sauve pas de la cruauté du monde, ça ne sauve pas de la débâcle.

Ce texte peut être lu comme un roman d’initiation au pire, c’est dérangeant mais aussi par moments touchant parce que Suzy est fichue, enfin on ne voit pas d’autre possibilité et c’est le matin:

« La fumée de l’usine écrasait le ciel d’un linceul plat et sombre. L’ivresse de Suzy s’était diluée en une lucidité propre aux faibles, aux vaincus. Elle demeurait choquée par les abysses d’une cruauté qui lui était restée inconnue jusqu’à cette nuit. Les gens étaient méchants, dissimulateurs, abjects; plus jamais elle ne pourrait regarder personne comme avant. Et le fardeau soudain de cette vérité transmua le trajet dans l’obscurité vers la maison, par-delà la colline, en un châtiment implacable. Une raclée de plus. »

Un livre implacable et triste. Nécessaire? Je ne sais pas, mais je l’ai lu.

NB: la prison de Joliet est ce que la ville a de plus célèbre; elle apparaît dans « The Blues Brothers » et dans « Prison Break »

 

24 réflexions au sujet de « « Ceci est mon corps » – Patrick Michael Finn – éditions Les Arènes / Equinox, traduit par Yoko Lacour »

  1. Pour un premier roman, c’est osé. Cet homme m’intrigue … J’ai le privilège d’avoir tes chroniques « en live », et je me souviens t’avoir dit que je ne lirai pas ce livre. Et bien si ! Finalement

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  2. C’est fort, c’est bien écrit, mais finalement, je ne vois pas l’intérêt du texte, on n’apprend rien, on ne ressent qu’une bonne nausée, il n’y a aucune empathie. C’est un peu du trash gratuit pour moi.

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    • J’ai lu ton post; je dois dire que je ne suis pas sûre en effet du réel intérêt de ce texte, si ce n’est la qualité de l’écriture. La fin est vraiment très bien écrite et j’y ai ressenti tout de même de la tendresse désespérée pour Suzy, et de l’empathie pour cette gosse. Je suis d’accord plus ou moins avec toi. Le côté purement descriptif laisse le champ libre au lecteur et comme je le dis, personnellement je me suis mise à distance pour supporter; mais on lit jusqu’au bout et en ce qui me concerne, c’est qu’il y a un intérêt. C’est l’orgie sexuelle de cette pauvre Darly qui me perturbe le plus. Le sujet est brûlant, mais le propos est là ambigu et si quelque chose me dérange vraiment, c’est ça, c’est Darly et ceux qui lui passent dessus – ce sont les mots justes – Suzy, c’est autre chose, mais c’est révoltant et répugnant. Et en fait et dans la réalité quand ça se produit, oui, c’est révoltant et répugnant, car ça existe, et ces deux gosses sont des victimes. C’est là que j’ai vu l’intérêt du texte, tout en me disant que la liberté de penser du lecteur laisse aussi la place à plusieurs angles d’interprétation qui en effet sont dérangeants pour moi, comme femme. Pas indispensable, mais intéressant

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      • Voilou les mots qui me disent que si un jour j’ai un peu trop de temps , je lirai ce livre….. : « C’est là que j’ai vu l’intérêt du texte, tout en me disant que la liberté de penser du lecteur laisse aussi la place à plusieurs angles d’interprétation qui en effet sont dérangeants pour moi, comme femme. Pas indispensable, mais intéressant »

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        • C’est un livre court ( en cela suffisant, c’est certain ), vraiment trash; certes pas indispensable mais quand même, un livre dont on parle, c’est qu’il présente un intérêt. En tous cas je ne parle jamais de livres qui n’ont aucun intérêt pour moi. Ce texte bouscule sinon, eh bien on en dirait rien

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  3. Je passe mon tour. Je me disais , il y a peu, j’ai du mal avec la cruauté, dans les films, les livres… La souffrance, la douleur, oui, si celles ci ont un sens, une raison, la cruauté non…Je sais qu’elle existe dans la vie, c’est peut être pour moi ce qu’il existe de pire,mais y être confrontée dans une histoire fictive non.Surtout quand aucun discours, message, dénonciation ne l’accompagne, met une distance, donne sens. Je refuse de me déseperer volontairement à ce point là sans rien en apprendre, sinon le dégout de l’humanité. Je passe, mais bien défendu !

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    • Tu as raison et je te comprends, pourtant il y a je crois une dénonciation, c’est juste que l’auteur nous livre des faits et libre à nous d’y réfléchir et d’en tirer l’idée. Suzy est tout de même montrée avec une certaine compassion, enfin je trouve. Enfin, c’est un « exercice »littéraire » , c’est très bien écrit, ça on ne peut le nier. Je dirais que ce texte est une expérience; je pense être assez aguerrie avec l’écrit pour m’y frotter, et je constate déjà une chose : c’est qu’on en parle bien plus ce matin que des livres qui m’ont enthousiasmée sur toute la ligne, bien plus que mes gros coups de cœur, comme le merveilleux roman de Pete Fromm, Indridason ou Vlautin !!! ça donne à réfléchir, non ?

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      • Je suis sans aucun doute pas assez aguerrie pour ce genre d’expérience !
        Je ne crois pas qu’il y ait une fascination du pire de la part de tes lecteurs, ils valent sans aucun doute,bien mieux que ça!
        Juste que le sujet dérange, questionne, crée un vertige,entraine une nécessité de réagir . On te sent troublée aussi, dans le doute. Cela se perçoit dans ton écriture, moins fluide que d’habitude.
        Moi, je préfère tes grands emballements littéraires, tes articles ont alors un souffle et transmette la simple envie de dire « bravo » et de lire le livre. Il n’ y a pas de sujet de discussion, de polémique alors, rien à éclaircir, tout est lumineux et clair ! Il n’ y a peut être rien de plus à en dire, c’est souvent ainsi les bonnes choses de la vie ! Les sombres demandent des commentaires , histoire de les maitriser !

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        • Peut être oui, tu as sans doute raison…Ceci dit, il y a un intérêt pour l’écriture ici. Un sujet ne suffit pas, il y a la façon de dire. D’ailleurs, bientôt tout ça avec le merveilleux recueil de Colum McCann . Tu sais qu’on peut me reprocher de donner le sentiment de tout aimer de ce que je lis. Or je laisse de nombreux livres au bord de la route car je n’y trouve rien, ni sujet, ni écriture, ni intérêt et depuis le début, mon postulat pour ce blog est celui-ci : partager ce que j’aime mais aussi ce qui a eu un intérêt à mes yeux et c’est autre chose que purement « aimer », c’est expérimental, un peu comme goûter un plat pour la première fois et trouver là quelque chose de nouveau, dont on ne peut dire immédiatement j’aime ou j’aime pas. Enfin je crois que des gens très différents lisent ce blog – pour autant qu’il soit lu ! – et nous ne cherchons pas tous la même chose dans les livres, c’est ça qui est bien et riche ! Toi, je sais ce que tu trouves ici 😉 et je t’embrasse, mon amie ! ( oui, ici je suis chez moi, je fais ce que je veux )

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  4. Ah oui, l’écriture, la qualité de l’écriture, sa petite musique qui ne ressemble à celle de personne.Essentiel !
    Les livres que tu défends ici ne sont ni faciles, ni joyeux, souvent les sujets sont bouleversants, durs et interrogent l’humanité, c’est cela qui t’intéresse plus que l’inhumanité. L’exigence est un postulat de départ, car, oh belle innocente, tu ne cherches pas le buzz ! C’est un fait: parler de la mocheté du monde donne souvent l’impression que le propos est plus intelligent et remporte toujours plus de succès! L’enthousiasme est toujours suspecté de naïveté ! Il est pourtant si rare et si précieux, généreux ! Moi, j’aime bien que tu partages que la crème, même si elle est parfois aigre. Plein de mimis !

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  5. Dans son premier commentaire, Véro m’ôte les mots de la bouche. C’est la cruauté envers les innocents qui me révulse. Cela fait bien partie de la vie réelle, oui, mais j’en accepte le moins possible dans mes choix culturels. Mais ton article est intrigant.

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    • Je comprends ça, après ici, l’innocence est relativisée, pas relative pourtant à mon avis, ce qui fait de ce livre un livre qui me perturbe. Mais je ne lirais pas ce genre de chose trop souvent. Mon goût me porte plus sur des livres comme le merveilleux roman de Pete Fromm, ou vers le maladroit mais beau et si humain roman de Willy Vlautin. Et vous qui me connaissez, mes amis, savez qui je suis

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  6. Si je peux rebondir et mettre mon petit grain de sel après les commentaires ci-dessus (je développerai plus tard. J’ai des gens que j’aime à dîner ce soir …), ce qui me donne envie de lire ce livre, c’est justement la distance que tu mets à dire les choses Simone, ce n’est pas fréquent. Et je me dis « c’est qui ce type qui écrit si bien un truc répugnant ? quelle idée a-t-il derrière la tête ? C’est osé, et risqué, car c’est son premier bouquin. Donc j’irai voir si je trouve quelque chose de tendre derrière le trash. »
    Ce qui veut dire qu’ effectivement, ce que l’on va chercher dans les livres est très personnel.
    Et puis, je ne pense pas que l’horreur existe à ce point là chez nous (naïve je suis)
    Mais aux Etats-Unis, si. Dans ces contrées austères qui sont les lieux de prédilection de tes auteurs américains préférés, j’imagine très bien un bar de ce type, un genre de maison du diable venue casser le grandiose, l’immensité des paysages, et se mettre au diapason de la vie brute et rude … A ce soir.

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    • Je suis d’accord avec toi, mais par contre je pense – et je sais – que ça existe ici et partout, hélas, et sans aucun doute. Et c’est bien plus que rude et dur, tu verras…Tu remarqueras que je n’ai pas mis de photos, pas de couleur, et j’ai soigneusement choisi les citations

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  7. Très bon point pour ce roman, il fait réagir.Ce n’est pas tiède, trash bien sûr mais il fait beaucoup plus causer que 600 pages de Musso. Et puis, je trouve, avec le recul que Suzy est un très beau personnage, pas très loin d’ Eva du terrible roman « Débâcle », sorte de petite fleur poussant dans le caniveau. C’est cruel mais combien de vies d’ados bousillées de la sorte dans la réalité ?

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    • Oui, je trouve aussi que Suzy est un « beau » personnage en tous cas le plus intéressant, et même réaction que toi sur le fait que ça faisait bien longtemps que je n’avais pas eu autant de commentaires. Je n’ai pas lu « Débâcle ». Je n’ai pas totalement adhéré au roman parce que mon point de vue de femme me laisse un peu perplexe sur l’intention de l’auteur, parce que cette petite Suzy semble déjà sur un truc moche prédestiné, on se dit – et on en est convaincu – que à coup sûr sa vie est foutue. Et le pire c’est qu’elle a fait ce choix : elle est prête à recommencer pour Joey, n’importe où et n’importe quand, n’importe comment. La bonne grand mère n’a aucune influence finalement. Je crois que c’est juste un peu trop insistant sur le trash ( d’autant qu’en format court, ça prend une ampleur terrible ). J’ai trouvé la fin superbe.

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  8. En fait, et puisque tu en parles, je trouve au contraire cette couverture très très explicite, non ? C’est, en quelque sorte, une innocence en sursis …
    En tous cas, tu as ouvert un débat très intéressant. Finalement, que recherchons-nous dans un livre ? De l’émotion, de la découverte, de l’évasion, de la surprise, du rêve … A chacun sa quête !! Et en plus, comme nous sommes de merveilleux êtres multiples, nos aspirations changent, évoluent, et se percutent 🙂

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    • Tout d’abord, oui, bien sûr je reçois tes commentaires ! Juste hier je n’ai pas eu le temps d’y répondre et de valider ! Et je l’ai lu et je le trouve comme toujours très pertinent, ton commentaire. Oui, très explicite cette couverture – merci l’éditeur ! – effectivement innocence en sursis. Mais Suzy n’est pas vraiment innocente, ou ne l’est plus, je ne sais pas. Chacun de ceux qui liront le livre se fera sa propre idée. Mais oui, la question c’est bien; que cherchons-nous dans nos lectures ? Et encore oui, nous changeons ou plutôt sommes divers dans nos envies et aspirations. Quand on lit beaucoup et depuis si longtemps, je dirais : mais heureusement ! c’est comme quelqu’un qui mangerait le même plat toute sa vie. Goûter, découvrir, parfois grimacer ou rester perplexe, être surpris ou perplexe devant un truc nouveau…C’est ainsi qu’on avance. Mais tout le monde ici sait que pour autant j’ai, comme tout le monde, des préférences, ce qui n’enlève pas le goût de la découverte.

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      • L’analogie avec les expériences gustatives me paraît extrêmement appropriée. D’autant que nous allons aussi aimer certains plats parce que nous les avons dégustés dans telle ou telle circonstance, ou dans tel ou tel lieu. Il en est un peu de même des livres, finalement : certains s’enchevêtrent avec le moment heureux, ou malheureux, de leur lecture et laisser en bouche une amertume ou une douceur encore plus exacerbés qu’ils ne l’auraient faits en d’autres circonstances !

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