« L’infinie patience des oiseaux » – David Malouf – Albin Michel/Les grandes traductions, traduit par Nadine Gassie

« Toute la matinée, loin là-bas sur sa gauche où la lumière des marais finissait et les terres agricoles commençaient, une forme disgracieuse s’était élevée hors d’un pré invisible et avait décrit de lents circuits dans l’air, grimpant, piquant, ballottant un peu, puis disparaissant sous les arbres. »

Très belle et très touchante lecture avec ce livre de David Malouf, auteur australien, traduit pour la première fois en français.

C’est d’abord la rencontre de deux jeunes hommes de vingt ans; Jim Saddler, amoureux de la nature et des oiseaux en particulier et Ashley Crowther, qui de retour dans le Queensland après des études en Europe a hérité d’une propriété. Lui aussi  est épris des lieux et veut créer un sanctuaire naturel pour les oiseaux. Il fait appel à Jim avec lequel il se sent en fraternité malgré leurs différences sociales. Et puis il y a Imogen Harcourt, photographe, elle aussi aime les oiseaux . Les trois vivront des jours heureux et presque miraculeux au milieu des marais et de leurs hôtes.

J’ai adoré ces pages d’une beauté infinie. C’est vrai, j’aime moi aussi les oiseaux comme j’aime les arbres et les lieux préservés du monde des hommes en général. David Malouf a su ici créer cette paix qu’on trouve dans la nature, quand le silence est maître, tout juste caressé par les bruissements des roseaux et des ailes et souligné de chants et de cris d’oiseaux en leur domaine. La rencontre des deux hommes est pleine de douceur, de pudeur et de complicité, et la promenade en bateau dans les marais est comme si on y était, merveilleuse et hors du temps.

 » -Et là – voyez – ce sont des oiseaux -lotus. Vous les voyez ? Loin, là-bas. Oh, ils nous ont vus, ils se sont envolés. Ils ont un nid au bord, juste au niveau de l’eau. Voyez leurs pattes ? Longues, hein. C’est pour marcher sur les feuilles des lotus sacrés, ou les nappes de nénuphars, sans couler. »

Il plongeait à nouveau sa perche dans la vase, lui imprimant de la force à partir de l’épaule tout en regardant les bandes d’oiseaux se rassembler plus loin, et ils poursuivaient leur glisse sans à-coups sous les rameaux. Nul ne parlait. C’était curieux, cette façon qu’avait le lieu de s’imposer à eux et de les subjuguer. Même Ashley Crowther, qui préférait la musique, était ici silencieux et posé. Il demeurait assis sans bouger, sous le charme. Et peut-être, songeait Jim, que c’est aussi de la musique, cette sorte de silence. »

Ce roman est court, 200 pages, aussi je ne peux pas dire bien plus, si ce n’est que la suite met dans un état de sidération tant ça parait stupide, injuste et vain. On est en 1914 et en Europe la guerre éclate, son vacarme arrive jusqu’aux antipodes où prise dans un courant d’enthousiasme incompréhensible, la jeunesse de Brisbane va s’engager pour aller participer à ce grand carnage.

« La guerre finit par arriver, à la mi-août, mais discrètement, l’écho d’un coup de feu tiré des mois en arrière qui avait pris tout ce temps pour faire le tour du monde et les atteindre. »

Après l’engagement d’Ashley comme officier, le doux Jim partira lui aussi, comme pris malgré lui dans un mouvement irrépressible. Nous voici plongés alors dans une violence dont bien qu’on ait beaucoup lu et entendu à son sujet, ne cesse de nous heurter de plein fouet, sous la plume poétique de l’auteur. Car quelle écriture ! Cette plume est douce de compassion dans la plus atroce violence, celle de ces corps déchirés, explosés, dans la putréfaction, la boue, le froid intense, les rats, le chagrin des hommes terrés dans les tranchées et la peur:

« Une nuit, pendant plusieurs heures, il y eut un bombardement sous lequel ils se tinrent blottis, les bras autour de la tête, non pas seulement pour se protéger du bruit mais pour feindre comme l’auraient fait des enfants, d’être invisibles. »

La poésie reste, parce que l’esprit de Jim est ainsi fait plein de la beauté de ses paysages natals, Jim qui combat, il est venu là pour ça, Jim qui parfois entrevoit au milieu des éclats des bombes un oiseau qui décolle, et Jim qui gardait en lui une part de rêve et un souvenir dramatique enfoui, sera terrassé:

« Jim comprenait qu’il avait vécu, jusqu’à son arrivée ici, dans un état de dangereuse innocence. Le monde, quand on le regardait par les deux bouts, était tout différent d’un rêve au ralenti, sans modification de climat ni de couleur et avec du temps et de l’espace pour tous. Il avait été aveugle. »

La fin nous renvoie sur la grande plage australienne où l’anglaise Imogen, accompagnée de son appareil photo, regarde et pleure. Ce livre est pour moi bouleversant, très fort. Il amène à réfléchir à ce que nous avons de précieux dans nos vies, et à ce qui est précieux dans le monde pour nos vies à tous. 

« Voilà ce que signifiait la vie, une présence unique, et elle était essentielle en toute créature. Placer quoi que ce soit au-dessus, naissance, condition ou même talent, revenait à dénier à tous sauf quelques-uns parmi les millions infinis ce qui était commun et réel, et ce qui était aussi, en fin de compte, le plus émouvant. une vie n’était pas faite pour quelque chose. Elle était, simplement. »

Rien ne sert d’en dire plus, la fin est belle avec Imogen sur la plage qui observe un jeune surfeur. Ce livre poignant et tout en nuances tire sa force de sa poésie et nous offre un plaidoyer contre l’idiotie de la guerre d’une grande puissance, nous montrant l’immuable, ce qui résiste et ce qui périt. Et les oiseaux, libres.

8 réflexions au sujet de « « L’infinie patience des oiseaux » – David Malouf – Albin Michel/Les grandes traductions, traduit par Nadine Gassie »

  1. Tes propos sur ce livre donnent en effet l’envie de s »y coller au plus vite (hélas le temps…!)
    J’avais découvert Malouf avec un petit joyau de finesse et qui offrait une réécriture d’un épisode de l’Iliade: « Une rançon « 

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    • Je suis navrée ! Ce commentaire a été mis à la Corbeille où je viens de le repêcher ! Oui, ce roman est d’une grande beauté et vraiment si court qu’on en voudrait plus et que deux heures tranquilles suffisent. Je note le titre que tu donnes tout en jetant un coup d’œil furtif à la pile d’attente…

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