« Underground railroad » – Colson Whitehead – Albin Michel/ Terres d’Amérique, traduit par Serge Chauvin

« La première fois que Caesar proposa à Cora de s’enfuir vers le Nord, elle dit non.

C’était sa grand-mère qui parlait à travers elle. La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Des razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante rafler les femmes et les enfants, qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à la mer, enchaînés deux par deux. »

Un livre qui met en colère, un livre politique au sens noble qu’on lui recherche aujourd’hui, un livre qui a fait écho en moi sur plusieurs sujets, celui de la lecture et de l’éducation entre autres. Mais bien sûr ici le grand thème abordé est celui de l’esclavage, qu’on peut étendre à toute servitude sous la contrainte, qu’elle soit économique, géopolitique, écologique…

La force de ce qui se dit là tient à la qualité de l’écriture et à la manière parfois transversale et subtile de calquer hier sur aujourd’hui. On aimerait pouvoir se dire que l’esclavage a disparu de notre monde civilisé, mais on sent bien qu’il a encore de beaux restes mutants ici et là…L’auteur met parfois quelques phrases dans la bouche d’un personnage ( ici, presque à la fin du livre, Joan Watson parle de la ferme Valentine où la communauté noire, affranchis et fugitifs, a trouvé un lieu où vivre, travailler, apprendre dignement, entreprise qui dérange fort les planteurs blancs alentour, et qu’ils vont attaquer pour la ruiner dans un atroce déchaînement de violence )

« Joan Watson était née à la ferme. Elle avait six ans ce soir-là. À la suite de l’attaque, elle avait erré dans la forêt pendant trois jours, se nourrissant de glands, jusqu’à ce qu’un convoi de chariots la découvre. Une fois adulte, elle se décrirait comme une étudiante de l’histoire américaine, sensible à l’inéluctable. Elle disait que les communautés blanches s’étaient simplement alliées pour se débarrasser de la forteresse noire en leur sein. C’est comme ça qu’agissent les tribus européennes, disait-elle. Ce qu’elles ne peuvent pas contrôler, elles le détruisent. »

Ce qui nous ramène, nous, lecteurs européens, à de sombres époques et qui ouvre ce roman à une réflexion plus large que l’histoire de l’Amérique seule.

Les premières pages nous présentent le destin d’Ajarry puis sa petite-fille Cora, à un moment crucial de son existence

« C’était la grand-mère de Cora qui parlait à travers elle, ce dimanche soir où Caesar mentionna le chemin de fer clandestin, l’Underground Railroad, et où elle dit non.

Trois semaines plus tard, elle dit oui.

Cette fois, c’était la voix de sa mère. »

Voici donc Cora, fille de Mabel, fille d’Ajarry. Ajarry a été vendue dans une vente de gros – oui, comme toute marchandise – arrivée enchaînée depuis l’Afrique jusqu’en Amérique, vendue et revendue contre des cauris et de la verroterie, voire troquée pour finir en Géorgie à la plantation Randall où elle aura 3 maris successifs, cinq enfants dont Mabel sera la seule survivante. Elle disparaît un jour, laissant seule sa fille Cora. Inutile de vous répéter ce qu’écrit ici Colson Whitehead, la description des atroces conditions des traversées, les traitement infligés aux femmes et aux hommes noirs…

« La bizarrerie de l’Amérique, c’était qu’ici les gens étaient des choses. Mieux valait limiter les dépenses pour un vieillard qui ne survivrait pas à la traversée de l’océan. Un jeune mâle d’une vigoureuse lignée tribale faisait saliver les clients. Une jeune esclave qui pondait des petits était comme une presse à billets: de l’argent qui engendrait de l’argent. Quand on était une chose – une charrette, un cheval, un esclave – , on avait une valeur qui déterminait ce qu’on pouvait espérer. »

le parcours de l’Underground Railroad

Le livre est construit en chapitres dont le titre est soit l’état traversé par les fugitifs, soit le prénom d’un personnage sur lequel on s’attarde, parfois accompagnés d’un avis de recherche. Mais qu’est-ce que cet Underground Railroad ? Sous la plume de l’auteur – géniale idée! –  c’est réellement un chemin de fer souterrain, un réseau de gares et de voies auxquelles on accède par des trappes, dans des caves sombres bien cachées et quand ils accèdent aux quais, où draisines et trains les attendent, les fugitifs sont emmenés toujours plus au Nord, d’état en état sur ce réseau clandestin, mis en place par des abolitionnistes et des affranchis. En fait ce réseau exista réellement mais était un réseau de routes et chemins.

Vous trouverez son histoire assez complète dans le lien plus haut,  mais lire les pages de Colson Whitehead c’est encore mieux, il y ajoute une dimension symbolique très forte sur la conquête de la liberté pour ces noirs, réduits à l’état d’objets, martyrisés, avilis, dans une volonté de les réduire à moins que des animaux; il y ajoute, à travers ce décor souterrain souvent inquiétant, la psychologie, les traumatismes, les angoisses des fugitifs qui voyageant souvent dans l’obscurité sont dans la plus absolue incertitude quant à leur avenir, leur route est une route vers l’inconnu. Si certains sombrent, nous rencontrons ici surtout ceux qui résistent. Comme Ajarry et son minuscule potager, un bel acte de résistance. Et puis Cora.

Colson Whitehead échappe à tout manichéisme, ses personnages sont nuancés, et ce qu’il dit a une portée plus universelle, enfin il me semble. Ainsi l’esclavagisme en Afrique, des Noirs par d’autres Noirs n’est pas mis de côté, et certains affranchis deviennent à leur façon des exploiteurs, des esclaves deviennent des dénonciateurs…Arrivée en Caroline du Sud, Cora va trouver un emploi dans un musée qui met en scène les paysages, la vie locale et quotidienne. Cora va « animer » trois de ces tableaux vivants, mais elle sait à quel point ces scènes sont factices, mensongères:

« Les coyotes empaillés sur leur socle ne mentaient pas, supposait Cora. Et les fourmilières, les minéraux disaient leur propre vérité. […] Jamais aucun garçon enlevé à son village n’avait briqué le pont luisant d’un navire négrier, jamais son ravisseur blanc ne lui avait tapoté le crâne en récompense. Le jeune Africain dynamique dont elle portait les bottes de cuir fin aurait été enchaîné dans la cale, le corps luisant de ses propres excréments. Certes le travail d’esclave consistait parfois à tisser des fils, mais c’était exceptionnel. Aucune esclave n’était tombée raide morte à son rouet, ou n’avait été massacrée pour un tissage emmêlé. mais personne ne voulait évoquer la véritable marche du monde. Et personne ne voulait l’entendre. Assurément pas les monstres blancs qui se pressaient derrière la vitrine à cet instant, collant leurs mufles gras contre le verre, ricanant et criaillant. « 

Ce chapitre m’a fait penser au livre « Cannibales « de Didier Daeninckx, qui raconte le sort fait aux kanaks lors de l’exposition universelle à Vincennes en 1931, monstrueux…

Cora poursuit sa route et l’auteur dépeint l’état d’esprit du moment chez les planteurs. La culture du coton explose et il faut de la main d’œuvre. On réfléchit à faire venir des Européens, des Irlandais peut-être, des Allemands aussi, des Blancs venus de pays troublés, pauvres. ils débarquent essentiellement à New York, Boston ou Philadelphie, mais:

« Pourquoi ne pas détourner le cours de ce fleuve humain pour qu’il coule vers le Sud ? Des réclames placées dans les journaux d’Outre-Atlantique vantèrent les avantages d’un travail contractuel, des agents recruteurs discoururent dans les tavernes, les réunions publiques, les asiles de nuit, et à la longue les navires spécialement affrétés, grouillant d’une cargaison humaine et volontaire, amenèrent ces rêveurs aux rives d’un nouveau monde. Et ils débarquèrent pour travailler aux champs.

« Jamais vu un Blanc cueillir le coton, dit Cora.

-Avant de revenir en Caroline du Nord, je n’avais jamais vu une foule déchiqueter un homme et lui arracher les membres, répondit Martin. Quand on a vu ça, on renonce à dire ce que les gens sont capables de faire ou pas. »

Martin sera un bienveillant sur la route de Cora, il la cachera contre l’avis de sa femme Ethel, alors que Ridgeway est toujours aux trousses de la jeune femme, devenue une véritable obsession pour lui, car sa mère Mabel lui a échappé et son orgueil ne s’en est pas remis; il l’attrapera, lui fera passer de sales moments,mais elle se sauvera toujours.

La ferme Valentine se situe dans l’Indiana et est un havre pour Cora, où elle a des amies, où le travail ne se réalise pas sous le fouet, mais en bavardant, et où elle aimera Royal qui aime les livres comme les aimait Caesar.

« Ils entraient dans la période des jours brefs et des longues nuits. Depuis le changement de saison, Cora fréquentait assidûment la bibliothèque. Elle amenait Molly quand elle réussissait à l’amadouer. Elles s’asseyaient côte à côte, Cora avec un livre d’histoire, un roman d’amour ou d’aventures, et Molly tournait les pages d’un conte de fées. Un charretier les intercepta un jour à l’entrée. « Le maître répétait souvent que la seule chose qui soit plus dangereuse qu’un nègre avec un fusil, leur dit-il, c’était un nègre avec un livre. Alors ici ça doit être un vrai arsenal de poudre noire! »

La famille Valentine a bien compris ça, qui a fait une bibliothèque sur le domaine.

La fin de l’histoire, avec des personnages comme Valentine, Lander mais aussi Mingo, qui s’oppose à eux et à leur vision, est le moment choisi par Colson Whitehead pour un discours absolument magnifique, qui en fait est un parfait bilan de ce qui se déroule dans l’histoire de Cora. Une belle réflexion sur les illusions d’un monde plus juste, moins raciste, plus généreux et fraternel. Lander qui expose son point de vue est plutôt pessimiste, et ses paroles annoncent ce que sera le sort des Noirs en Amérique.Il ne se berce pas d’illusions romantiques, mais explique pourquoi le chemin des Noirs en Amérique sera long – interminable ? – avant d’arriver à en être des citoyens, il explique :

« Car nous sommes des Africains en Amérique. Une chose sans précédent dans l’histoire du monde, sans modèle pour nous dire ce que nous deviendrons. « 

La fin tragique de cette réunion, de cet échange d’idées va donner raison aux pessimistes. La belle idée de Valentine va être rayée du paysage dans un bain de sang et d’une haine hideuse. Cora va pleurer son amoureux Royal

« Elle passait ses doigts dans ses boucles, le berçait en pleurant. Royal sourit à travers le sang qui perlait sur ses lèvres. Il lui dit de ne pas avoir peur: le tunnel allait encore la sauver. »Va à la maison dans les bois. Tu pourras me dire où ça mène. » Son corps s’affaissa. »

Cette fin nous révèle aussi ce qu’il advint de Mabel, puis,le Nord, après que Cora, échappe une fois de plus à Ridgeway. Une fin comme quelque chose qui n’en finit jamais, au fond…le tunnel, la draisine, l’obscurité, la mort qui rôde, la faim, la peur et le chagrin…

Un grand livre à propos de l’esclavagisme et du racisme comme je pense n’avoir rien lu de semblable sur le sujet. Une écriture acérée où la métaphore n’est jamais vaine ou décorative, mais met en mouvement la pensée, un onirisme symbolique extrêmement fort et évocateur, un roman qui éveille les consciences – même si certaines sont inatteignables, hélas, c’est aussi ce que dit Colson Whitehead ici. Un livre bouleversant avec des personnages forts et attachants.

Un coup de cœur plein de colère .

La chanson

 

13 réflexions au sujet de « « Underground railroad » – Colson Whitehead – Albin Michel/ Terres d’Amérique, traduit par Serge Chauvin »

    • Un livre en effet qui fait écho aux temps présents, pas très glorieux…On a encore du boulot, si l’humanité ne s’efface pas de la planète avant de réussir à être moins stupide. En tous cas les écrivains comme celui-ci font œuvre de salut public; à diffuser largement !

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  1. Mais quelle cadence! Comment fais-tu pour avaler tous ces livres et nous en faire des comptes-rendus aussi complets??? Ma liste s’allonge et j’ai l’impression de faire du « sur place », mais merci pour ces propositions toutes plus désirables les unes que les autres.

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    • Ah ! je prends de l’avance, je programme, sinon, je serais toujours en retard d’une saison ! Et puis quand un livre est bon, la lecture va, coule d’elle-même; le plus dur, c’est d’écrire ! Ah parfois c’est vraiment très difficile. Mais chaque blogueur-euse le sait je crois !

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  2. C’en est presque effrayant, l’unanimité autour de ce titre (quoique, j’ai lu un avis mitigé…). Je l’avais noté lors de sa sortie américaine, et attendais avec impatience sa traduction, je ne m’attendais pas à un tel engouement, mais c’est tant mieux…. je retarde un peu le moment de le lire, pour faire durer le plaisir de l’expectative !!

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    • Ah ! je sais…Mais c’est un très bon roman, je trouve qu’il apporte quelque chose de nouveau au sujet ( déjà, perso j’ai découvert cette histoire de l’underground Railroad, je suis inculte !!! ), avec des personnages complexes, comme l’était l’époque . Je crois que c’est Tête de lecture qui a dit que c’était un livre plus intellectuel qu’émotionnel ( pas sûr de ce qualificatif, mais c’est l’idée ) et je suis assez d’accord. Chez moi, plus que l’émotion ça a été la colère qui a dominé. On peut comprendre le succès de ce roman aussi aux USA, ils ne sont pas à une contradiction près ( ou paradoxe ? )

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  3. Moi non plus, je ne connaissais pas ce « chemin de fer » … C’est une Histoire étonnante, qui n’est pas sans faire écho avec les « migrants » d’aujourd’hui, ceux-là qui fuient l’enfer au péril de leur vie, mais ne trouvent ici que haine et rejet.

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