« Les fantômes du vieux pays » – Nathan Hill – Gallimard / Du monde entier, traduit par Mathilde Bach

« Si Samuel avait su que sa mère allait partir,  peut-être aurait-il fait plus attention. Peut-être l’aurait-il davantage écoutée, observée, aurait-il consigné certaines choses essentielles. Peut-être aurait-il agi autrement, été une autre personne.

Peut-être aurait-il pu être un enfant pour qui ça valait la peine de rester.

Mais Samuel ne savait pas que sa mère allait partir. Il ne savait pas qu’en réalité elle partait depuis des mois déjà – en secret, et par morceaux. Retirant des choses de la maison, une à une. Une robe de son placard. Une photo de l’album. Une fourchette du service en argent. Un édredon de sous le lit. Chaque semaine, elle prenait un objet différent. Un pull. Une paire de chaussures. Une décoration de Noël. Un livre. Lentement, sa présence s’atténuait dans la maison. »

Il y a des livres qui font un peu peur quand on les prend en mains la première fois. C’est lourd, épais, compact; si on feuillette, les pages sont bien noires tant l’écriture est serrée. Personnellement j’aime ce genre de défi parce que je me dis que si c’est bon, je vais avoir une bonne grosse dose de plaisir. Eh bien voilà !  Il y avait un moment que je n’avais pas ouvert un pavé comme celui-ci, un peu plus de 700 pages, et s’il a fallu environ 100 pages pour que je sois absorbée totalement, ce roman fleuve ensuite n’a été que plaisir et jubilation, lu en 3, 4 jours, par longues doses, une totale addiction. Le livre qu’on n’a pas envie de lâcher – en tous cas pas moi !

J’avais commencé un article très long et après réflexion je renonce. Non par paresse, non, mais parce que j’ai toujours peur d’affaiblir ce que j’ai perçu durant ma lecture. Pour une fois, je vous propose la 4ème de couverture, je le fais rarement, mais vous y trouverez le condensé des sujets abordés par l’auteur , et je vous parle ensuite de ce qui m’a le plus marquée, de mes personnages préférés, de mes passages préférés… je vous invite vraiment, mais vraiment à lire cet extraordinaire roman. 

La 4ème de couverture:

Voici l’histoire de Samuel Andresen-Anderson, qui va reconstituer comme un puzzle celle de Faye, sa mère partie du foyer quand il n’était qu’un enfant. Partie comme ça, disparue au réveil, quittant fils et mari, une seule valise à la main. Alors voici aussi l’histoire de Calamity Packer, « dangereuse terroriste » qui agresse le futur sénateur du Wyoming Sheldon Packer, un républicain pur et dur. Enfin on voit d’elle une photo, une vidéo, lâchant des poignées de gravillons en direction de Packer passant par là. Samuel retrouve ainsi sa mère, près de 30 ans plus tard – si je ne me trompe pas – :

« Il frappe. Entend une voix à l’intérieur, la voix de sa mère:

« C’est ouvert », dit-elle.

Il pousse la porte. Du couloir, il voit que l’appartement est baigné de lumière. Des murs blancs nus. Une odeur familière qu’il n’arrive pas à resituer.

Il hésite. Incapable de se résoudre à passer cette porte et à rentrer dans la vie de sa mère. Au bout d’un moment, sa voix résonne de nouveau. « Tout va bien, dit-elle. N’aie pas peur. »

À ces mots il manque de s’effondrer. Il la revoit à présent, les souvenirs affluent, sa silhouette au-dessus de son lit dans le matin blême, il a onze ans et elle est sur le point de partir pour ne plus jamais revenir. 

Ces mots le consument sur place. Ils franchissent les décennies d’une seule enjambée, convoquant ce petit garçon timide qu’il était alors. N’aie pas peur. C’était la dernière chose qu’elle lui avait dite. »

Samuel joue en ligne, il est Dodger dans Elfscape. Pour jouer il s’enferme dans son bureau à l’université où il enseigne – tente d’enseigner serait plus juste – la littérature à des étudiantes récalcitrantes, comme Laura Pottsdam.

Avec Laura arrivent les ennuis qui vont avec cette enfant gâtée ( chapitre 4 de la partie 1, très très drôle ! ), ce sera le premier pétard qui fera sursauter Samuel.

« Samuel ferme sa porte. S’assoit. Fixe sa jardinière – un sympathique petit gardénia à l’air un peu fatigué. Il prend le vaporisateur et asperge la plante, le vaporisateur fait ce petit bruit, comme un canard qui caquette.

À quoi pense-t-il? Au fait qu’il pourrait bien se mettre à pleurer maintenant. Que Laura Pottsdam va sans doute effectivement le faire renvoyer. Qu’il y a encore une odeur dans ce bureau. Qu’il a gâché sa vie. Et qu’il déteste cette expression aller beaucoup trop loin. »

C’est au CM2 que Samuel a rencontré Bishop Fall – j’aime ce Bishop, il me touche beaucoup – et sa vie va amorcer un virage vers plus de sociabilité, enfin…un peu plus, et s’en suivent de très bonnes pages sur la cour de l’école, monde en raccourci où déjà les forts et les faibles s’affrontent:

« Bishop Fall était un voyou, certes, mais pas le genre primaire. Il ne choisissait pas des proies faciles. Il fichait la paix aux petits maigrichons, aux filles ingrates. La facilité ne l’intéressait pas. Ce qui l’attirait, c’étaient les puissants, les arrogants, les forts, les dominants.

Durant le premier rassemblement scolaire de l’année, Bishop se focalisa sur Andy Berg, champion local en matière de brutalité, le seul élève de CM2 doté de poils aux jambes et sous les bras, terreur de tous les gringalets et pleurnichards du coin.[…]Le Berg était le voyou typique de la petite école : beaucoup plus grand et plus fort que n’importe qui dans la classe, laissant se déchaîner des démons intérieurs enragés par ses limites mentales, seules limites qu’il connaisse d’ailleurs. »

 

Samuel tombera très amoureux de la sœur de Bishop, Bethany petite violoniste atteinte d’hyperacousie.  

Samuel est accessoirement écrivain, enfin il le pense, une nouvelle de jeunesse a été éditée, il a décroché un contrat en or massif, mais n’a rien écrit depuis; il y songe, mais ne le fait pas. Il rêve depuis toujours d’écrire « Un livre dont vous êtes le héros », le genre qu’il préférait lire gamin. L’auteur en profite pour nous glisser de la page 335 à la page 392 un morceau de bravoure qui fait passer du rire aux larmes, une mise en abyme absolument sidérante qui retrace l’amour, l’amitié, les malentendus du trio et le destin tragique de Bishop, le tout dans le contexte politique mouvementé du moment relaté avec une virulence extrême, sous le titre :  « Tu peux sortir avec cette fille » – Une histoire dont vous êtes le héros » et qui se termine ainsi:

« T’y voilà donc. C’est enfin le moment pour toi de faire un choix. À ta droite, la porte de la chambre, où Bethany t’attend. À ta gauche, la porte de l’ascenseur et le grand vide du monde autour.

C’est le moment. Prends une décision. Quelle porte choisis-tu ? »

On passe aussi de nombreuses pages dans le jeu et le monde virtuel où Samuel évolue des heures durant, et surtout on rencontre Pwnage qui plus qu’un personnage est un symptôme ou un archétype peut-être qui synthétise à lui seul un grand nombre d’aspects de son pays et de son temps à travers son addiction au jeu. Lui aussi aura un destin tragique.

L’auteur bâtit ainsi son édifice, nous emmenant d’un temps à un autre, d’un personnage à un autre en une construction magistrale qui imprime au récit un rythme bien particulier et des enchaînements vertigineux. On pourrait je pense comparer cette œuvre à une symphonie, avec ses longs mouvements qui chacun ont leur structure interne. Une symphonie échevelée et palpitante.

Dix parties constituent ce roman qui se déroule sur plusieurs époques : fin de l’été 1988, fin de l’été 2011, printemps 1968, fin de l’été 1968. On saute dans le temps sans aucune difficulté, les bonds en arrière reconstruisant l’histoire de Faye dans sa jeunesse, de ses parents et plus précisément de son père, Franck, venu du « vieux pays ». Ce vieux pays c’est la Norvège d’où il a ramené les nisses qui plus que des fantômes sont des lutins domestiques assez bienveillants. Je trouve intéressant que le mot « fantômes » ait été choisi pour nommer ces créatures déplacées aux USA dans la poche de Franck ( Fridtjof ), les nisses ont pris un tout autre sens, celui en effet de fantômes parce qu’ils hantent Faye plus qu’ils ne la réconfortent.

 Faye est celle qui m’a le plus touchée. Elle est la seule je crois qui ne m’a pas parue ridicule ou idiote, à aucun moment, même quand elle est en mauvaise posture. C’est une femme qui va sans cesse s’enfuir, non pas pour échapper à des responsabilités, mais en quête d’elle-même. Elle sera multiple, vivant des expériences inattendues qui la laisseront étourdie, mais toujours apte à réagir et surtout à réfléchir. Pour moi elle est la personne la moins conventionnelle du livre alors que rien ne l’y prédispose, en tous cas pas son éducation. Peut-être que ce que je dis là parlant d’une femme qui abandonne son enfant pourrait choquer, mais quand on lit l’histoire de Faye, quel enfant est Samuel malgré toute la tendresse et la patience d’ange qu’elle garde envers lui (excusez-moi mais ce gosse est insupportable sans qu’on comprenne bien pourquoi ! ), si on s’écarte des préjugés, on comprend Faye qui s’enfuit, Faye qui se sauve. Je la comprends. Et puis c’est sans doute aussi celle qui se remet le plus en question, même si ça ne marche pas toujours, si des choses lui échappent. Faye en fait cherche la liberté, toujours, celle d’être elle-même. Ainsi quand elle ressent le désir d’un homme, elle répond à sa pulsion et se heurte parfois, comme avec Henry qui deviendra son mari, à une posture pudibonde – pas avant le mariage, pas ici, pas comme ça… – Le chapitre 34 de la neuvième partie sur ce sujet, sur cette quête de Faye est magnifique. 

Sinon, je pense que Nathan Hill a dû bien s’amuser avec la galerie de névrosés qu’il met ici en scène. On peut dire qu’il n’y va pas de main morte ! Des années 60 à fin 2011, on a un panorama impressionnant d’une société guindée, coincée, répressive qui voit surgir – forcément ! –  une jeunesse qui rue dans les brancards, tombant dans tous les excès en réaction au terrible carcan de conventions et d’hypocrisie bien pensante. On va assister alors aux manifestations étudiantes à Chicago en 1968 lors de la convention démocrate, tandis que les jeunes filles aux seins nus militent et manifestent pour la liberté sexuelle, pour la liberté pour tout, qu’on assiste aux meetings pacifistes du mouvement hippie sous le règne de Krishna et l’œil bienveillant d’Allen Ginsberg  et à une répression policière extrêmement violente. Tout ça avec une ironie qui n’épargne absolument personne. Très moqueur, Nathan Hill ! Seule Faye un peu paumée dans cet univers, curieuse et sceptique devant ce qu’elle voit et vit, entend et lit, seule Faye garde son esprit libre et son sens critique. Bon, la tête, elle la perd un peu quand elle croise le sourire de l’ambigu Sebastian, mais je n’en dis pas plus. 

On fréquente en 2011 un éditeur douteux, le monde de l’argent, de la procédure judiciaire, on va retrouver le flic amoureux de 1968, Brown, devenu juge impitoyable et handicapé – plus que névrosé il se rapproche du psychopathe…- et discrètement l’auteur tisse sa toile, commence à nouer les personnages les uns aux autres, l’air de rien…Parce que la fin va nous révéler en une apothéose l’histoire que nous avons vu s’élaborer page après page .

Vaste entreprise qu’un tel roman. Si c’est une réussite c’est par la construction remarquable, l’humour, parce que le ton est grinçant, ironique, fort critique souvent, l’écriture touffue mais en même temps si bien organisée qu’on ne se perd jamais et là, je tire mon chapeau à la traductrice Mathilde Bach.

Petite parenthèse : le chapitre 3 de la partie 8, d’environ 12 pages, est écrit en une seule phrase ! Oui, comme je vous le dis. On y voit quelques points virgules, mais de point, point ! Et je vous assure que lire ce chapitre ne pose aucun problème de compréhension…Pourtant ça pourrait; cette phrase est une phase finale sur Elfscape, et vraiment c’est épatant ! Le talent de portraitiste de Nathan Hill est bluffant. Et puis enfin, ce chapitre remarquable a un sens métaphorique très puissant et effrayant.

D’une plume ébouriffante et cinglante, Nathan Hill raconte une histoire de femmes et d’hommes, une histoire de son pays qui laisse sur le flanc par sa verve, sa poigne qui tord et triture. Et les personnages satellites sont tout aussi forts, comme Periwinckle l’éditeur – un important satellite – le juge Brown ou l’avocat de Faye, Simon Rogers, sans parler d’Allen  Ginsberg qui m’a paru un peu ridicule dans sa posture de gourou,… globalement, je dirai que Nathan Hill est plus clément avec ses personnages féminins.

Si Samuel enfant m’a exaspérée avec sa façon de cataloguer ses niveaux de pleurnicherie, si professeur à l’université de Chicago il m’a agacée, en avançant dans la lecture, il m’est devenu un peu plus sympathique. Laura, elle, m’a bien fait rire, mais au fond, quelle tristesse que sa vie si vide.

Dans une vague narrative précise, nerveuse et je le répète souvent très drôle l’Amérique de Nathan Hill déferle sur le lecteur sans le noyer, c’est réjouissant, intelligent, très méchant et très acerbe aussi et il reste néanmoins des personnages lumineux comme Faye et son indécision, ses incertitudes et ses doutes jusqu’à son retour aux sources, quand s’éclairera son histoire, dans la maison rouge saumon à Hammerfest. Pour moi, Faye est le personnage le plus touchant et triste, avec Bishop, que j’ai vraiment beaucoup aimé. Un livre où Samuel enquête et découvre sa mère si méconnue, inconnue de lui, un livre qu’il écrit tandis que nous le lisons. 

La fin du roman est absolument formidable, avec ce qui ressemble à une résurrection de Pwnage. Une lecture inoubliable.

29 réflexions au sujet de « « Les fantômes du vieux pays » – Nathan Hill – Gallimard / Du monde entier, traduit par Mathilde Bach »

  1. Comme d’habitude ton texte est épatant ! Et me donne envie de me plonger dans cette saga.
    Mais heureusement que tu dis avoir renoncé à faire un long article, qu’est ce que ça aurait été sinon ?
    Bises

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    • Ah ah ah ! Te voici de retour, en pleine forme ! Ben je sais, ça peut sembler bizarre que je dise que j’ai fait court ! Je veux dire c’est court par rapport à ce que j’ai écrit au premier jet, comme je l’ai dit à Bernhard, j’ai fait 39 révisions de ce post…J’en ai bavé, tu peux pas imaginer comme ! Et puis j’ai mis des extraits assez longs, et je me suis freinée. Encore un livre qu’on a envie de lire à ses amis à voix haute !

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  2. Bravo pour ce superbe et efficace compte- rendu! Je le note. Faye me fait penser à Nora d' »Une maison de poupée ». Elle aussi a quitté son mari, ses enfants et une vie confortable pour se trouver. Acte désespéré ou courageux? Les deux ma chère Simone!

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  3. Je te laisse un mot après la lecture, qui me semble déjà loin. Ta façon de décrire le livre est comme toujours très bonne. Pour ma part j’ai trouvé le bouquin un peu long à partir de la seconde moitié, avec l’impression d’un auteur qui veut tout dire (et tout expérimenter en tant qu’écrivain) dans un seul livre. Il en découle le foisonnement que tu décris mais aussi à mon goût, un peu d’éparpillement;
    J’ai adoré aussi le tandem Bishop / Bethany, c’est dommage qu’on ne remonte pas plus souvent, dans d’autres chapitres, sur ces moments d’enfance où Samuel va chez eux. C’est le moment qui m’a le plus plû, sûrement en écho à des souvenirs propres, je suppose…

    Sinon la description des mouvements hippies m’a fait penser au « Bouddha de banlieue » de Hanif Kureishi dont je t’ai parlé, tu devrais le lire (pour une fois…). On a la figure du père indien qui se retrouve gourou improvisé… bref !

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    • Tu as globalement apprécié alors. On ne lit pas avec les mêmes références, tu le sais, et je sais aussi que les parties enfance te plaisent souvent. Bishop est un des personnages que j’ai préféré. Ensuite, c’est un premier roman, sans doute un auteur qui a voulu tout dire, ou presque, et pour un premier roman, c’est quand même assez formidable. Le livre dont tu me parles, si tu me dis où il est sur ta bibliothèque je le lirai ! Je ne me souviens pas que tu m’en aies parlé, cerveau en fuite sans doute ! 🙂

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  4. Excellente idée que cette reparution, car je n’avais pas vu cet article à l’époque.
    Hum, hum … Je le note aussi, donc, celui-là ?!!!! Heureusement pour moi, l’heure de la retraite approche 😉

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