« Le Saut oblique de la truite » – Jérôme Magnier-Moreno – Phébus/Littérature française

La gare de La Livrophage

La gare  de Francardu

La gare de Francardu

J’ai vu passer ce livre sous mes yeux en faisant le tour des sorties littéraires. Et puis jeudi j’ai reçu un message de Jérôme Magnier-Moreno qui me proposait de me l’envoyer, comme à d’autres blogueuses. Je ne sais pas ce qui m’a valu ce plaisir, mais ce petit livre a éclairé mon week-end sous la pluie. Un petit roman, un bel objet plutôt hors cadre, dont on ne sait faire la part des choses vraies de celles imaginées, ou rêvées peut-être, et on s’en fiche un peu pour tout dire : on y croit. Le livre dont la couverture est illustrée de cette minuscule gare de Francardu en Haute-Corse, croquée par l’auteur, commence en 2016 par un chapitre 0, comme un point de non-retour: l’auteur va livrer son petit livre en pâture aux lecteurs, ce texte qu’il a couvé dix années durant dans son sac à dos rouge tout délavé par le temps. L’histoire commence dans les toilettes du cimetière Montparnasse:

« C’est un refuge idéal pour faire ce que j’ai à y faire, en réalité, cuver ma douleur à me séparer du manuscrit que je porte au fond de mon sac à dos rouge, en trente exemplaires bien serrés les uns contre les autres. »

Et de nous raconter la genèse de cette œuvre au caractère semblable à celui de notre écrivain indécis qui le commence en 1999, nous livrant avec beaucoup de délicatesse sa relation avec sa première lectrice, sa mère disparue depuis, et toutes les années à réécrire ce texte court, en fait plus qu’à l’écrire à le peindre. Est venu le moment de la séparation, les enveloppes kraft et les manuscrits glissés dans  » la grande boîte jaune estampillée de son avion postal bleu » . J’ai très envie de vous livrer de nombreux passages que j’ai aimés, mais je ne le fais pas, 91 pages qui se suivent comme un chemin, au bord du Tavignano et entre les seins plantureux d’une beauté corse, sous le regard bienveillant du grand Hemingway, 91 pages, ça ne se donne pas en grands extraits!

En fait j’aimerais vous le lire, mais je vais me contenter de vous dire que j’ai souri aux émois sexuels de notre garçon tout juste adulte devant un décolleté à se damner, peau mate et parfum d’orange, j’ai souri à son arrivée dans cette montagne corse aux couleurs et parfums puissants, aux caractères sévères et aux rivières de jade. Trois jours, une partie de pêche à la truite de trois jours avec Olivier Gérard, l’ami aléatoire et marginal qui ne viendra pas.

« C’est lui que je dois rencontrer ce soir près de Corte, cet énergumène pour qui j’ai la plus grande affection parce qu’il y a, sous le tissu de névroses qui l’enserre, quelque chose de vaste, de beau, de bleu. Comme une aspiration non négociable à la liberté. »

Mais c’est seul que l’auteur fera ce séjour, bougonnant contre cet ami volatile et inconstant, mais pêchant quand même ( sans succès ) et nous offrant dans ses carnets des visions de la Corse au printemps avec une poésie merveilleuse

« Temps doux. Soleil. Ciel bleu. Limpide. Pas un nuage. Quelques hirondelles volent çà et là, près de l’entrepôt jaune.

Et pourquoi pas:

Temps bleu. Ciel doux. Pas une hirondelle jaune. Quelques nuages volent çà et là près de l’entrepôt limpide ? »

Comme c’est difficile de parler de cette histoire! Je suis allée deux fois en Corse, et comme l’auteur, j’ai longé ces rivières glacées (s’y baigner, comme dans la Restonica en plein été, relève du défi héroïque ! ). Ici le Golo, puis le Tavignano

« …l’essentiel est là… sous mes yeux, sous mes narines et mes mains. La grande faille liquide qui sent si bon le soir venu. Tout est simple près de la rivière: le cosmos se résume à cette splendide vallée entourée de versants boisés auxquels je tourne le dos. »

À la suite de quoi la rivière murmure son chant à notre oreille, elle chante son immuabilité, sa constance et ses truites aérodynamiques, mordorées à gros points rouges,

« La vie sera d’une grande simplicité quand vous reviendrez dans votre maison, dans l’obscurité, avec trois truites posées sur le siège du mort. La vie se résumera à cette portion de route en lacets, visible dans la lumière jaune des phares de la voiture.

Au-delà-le noir-rien. »

Mes deux frères étaient de grands pêcheurs à la truite ( mais pas en Corse). Le seul qu’il me reste me racontait il y a juste quelques semaines les jours d’ouverture il y a des années de cela, parfois dans la neige, quand ils rentraient le visage violet et bleui par le froid, les mains insensibles et des farios dans la besace. Je les revois, moi petite fille fière de leurs prises…Alors ce livre m’a touchée, beaucoup et à plus d’un titre. Tout y est en fait très délicat, et inavoué le plus souvent. Le chagrin comme le bonheur d’un jeune homme qui hésite encore face à la vie. L’humour comme souvent désamorce le tragique, l’ironie ramène les choses à leur juste place; loin de l’emphase le ton est juste, sincère surtout dans son incertitude et ses hésitations. Mais la palette du peintre est elle d’une précision magique, qui nous donne à contempler la beauté de cette île, le combat entre la truite et le pêcheur dans la limpidité du torrent – la description de la vallée granitique, de la rivière et de ses berges est somptueuse, toute de verts et de diamant -.

La 4ème de couverture dit « une histoire qui ne parle de rien – ou presque », c’est un gros « presque », et si nos vies sont faites de si beaux riens, alors je suppose que nos vies en valent la peine. C’est aussi là, bien sûr, une ode à la nature qui me parle ( citations de Thoreau et son « Walden » dont on parle à nouveau beaucoup depuis quelques temps ) , moi qui très vite en ville suffoque comme un poisson hors de l’eau. La mère de Jérôme Magnier-Moreno lui a dit après avoir lu la première version de son roman qu’elle était rassurée parce qu’il avait en lui ce qu’on appelle  « l’envie de vivre ». J’ai lu ce beau texte hier, mon fils trentenaire l’a lu juste après. Tout à l’heure, quelques 12 heures après l’avoir fini, il s’est fait la même remarque que moi, à savoir que c’est un livre qui vous imprègne doucement, et qu’il se révèle peu à peu comme souvent la poésie je crois. Il m’a dit qu’il s’était reconnu par moments dans ce personnage. J‘ai été très sensible à cette lecture, et je vous remercie, Jérôme, de m’avoir offert ce roman, un vrai joli cadeau.

Ici le site de l’artiste

9 réflexions au sujet de « « Le Saut oblique de la truite » – Jérôme Magnier-Moreno – Phébus/Littérature française »

  1. Ce petit livre était fait pour toi. Un beau cadeau personnalisé de la part de l’auteur et une lecture qui donne un avant-goût de vacances tout en équilibrant le côté buccolique et l’intériorité d’un personnage sensible.

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  2. Ce bel objet, d’abord matériellement personnalisé pour toi, semble l’être plus profondément, spirituellement? Une belle et mystérieuse analyse qui me donne envie de le lire. Le titre est sublime.

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  3. Il me semble que chaque mot est pesé, lourd de sens et alors qu’ils semblent effleurer la vie, ils parlent de l’essentiel : ces riens qui sont TOUT ….

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