« L’opticien de Lampedusa » – Emma-Jane Kirby – Equateurs, traduit par Mathias Mézard

opticien-de-lampedusa« Je ne sais pas comment vous décrire cette scène. Lorsque notre bateau s’est approché de ce vacarme. Je ne suis pas sûr d’y arriver. Vous ne pouvez comprendre : vous n’y étiez pas. Vous ne pouvez pas comprendre. On aurait dit des cris de mouettes. Oui, c’est ça. Des mouettes qui se chamailleraient autour d’une belle prise. Des oiseaux. De simples oiseaux. »

Une fois n’est pas coutume, je tenais absolument à vous parler un peu de ce livre qui n’est pas un roman, absolument parce qu’il me semble utile, salutaire, même si c’est également difficile, éprouvant, bouleversant de le lire.

Dans mon petit compte-rendu pour vous de mon séjour en Corrèze pour la Foire du Livre de Brive j’ai évoqué une conférence sur le thème de l’exil et des réfugiés, conversation passionnante qui réunissait trois auteurs dont Emma-Jane Kirby, qui nous a mis les larmes aux yeux en nous racontant la genèse de ce livre.

img_0371Emma-Jane Kirby est journaliste à la BBC, et a remporté le prix Bayeux-Calvados 2015 pour son reportage à l’origine du livre.

Les noms seuls ont été changés, mais cette histoire de l’opticien de Lampedusa qui un jour en mer se met à voir est une parabole bien involontaire, cruelle et véridique. L’opticien de Lampedusa ne s’est jusqu’alors pas senti vraiment concerné par ce qui se passe sur sa belle île, il travaille et vit sa vie de famille. Il est en vacances, son épouse et lui profitent de cette pause bienvenue dans une vie laborieuse pour profiter d’une soirée entre amis suivie d’une partie de pêche en mer sur le bateau de l’un d’eux. Les huit amis dorment sur ce bateau et aux aurores seul notre opticien est éveillé, savourant le petit jour qui résonne seulement des cris des mouettes…Sauf, sauf que ce ne sont pas des mouettes mais des cris d’effroi de dizaines de personnes en train de se noyer. Je ne vais pas écrire un long article, je ne vais pas vous refaire le récit de cet homme, d’en parler tout juste j’en ai les larmes aux yeux. Cet homme, son épouse et les trois autres couples vont vivre une épreuve qu’ils n’auraient jamais imaginé voir surgir dans leur vie.

« A genoux, la main tendue, l’opticien attend que les premiers doigts se referment sur les siens. Jamais il n’oubliera le contact de ces mains glissantes serrant la sienne. Jamais il ne s’est senti aussi vivant, animé d’une énergie née de ses entrailles. Son devoir est de transmettre cette vitalité à ceux qui en ont tant besoin. Il a l’impression d’être capable de tous les réanimer, si seulement il parvient à les atteindre à temps. Le zèle de ses amis le grise et le porte en avant. »

Alors leurs existences sont changées complètement, ils sont atteints jusqu’aux tréfonds d’eux-mêmes irréversiblement. Ils ne voyaient rien, ils ignoraient jusqu’à ce que ces corps en déroute, ces mains tendues, ces bras serrés sur de petits êtres déjà morts, ces plaintes les emplissent et les mettent à l’œuvre sans relâche. L’opticien ne voulait pas raconter cette histoire à l’auteure qui nous a dit que depuis, ce couple a perdu le sommeil et veut sauver encore et encore, l’opticien dit qu’il n’est pas un héros – l’idée seule qu’on le considère ainsi le met en colère – il n’est pas un héros et ce n’est pas un conte de fée, c’est un cauchemar. La plume de Emma-Jane Kirby retrace tout ce qui va passer par la tête de cet homme, les « et si », les  » j’aurais du, pu.. », les doutes, les angoisses et le fait que ce qu’il a réalisé l’a transformé fondamentalement. Enfin, peut-être pas autant qu’il ne le pense puisqu’il l’a fait sans réfléchir, comme une urgence, une évidence, spontanément, l’opticien de Lampedusa avait un courage et une humanité qu’il ignorait.

Je souhaite que le plus grand nombre lise un tel récit, et réfléchisse aux choix que nous faisons dans nos vies, aux mots que nous utilisons, aux clichés que nous véhiculons. Qu’aurions nous fait à la place de cet opticien ? Car avant lui, un autre bateau est passé, a vu, entendu et a poursuivi sa route…Qu’aurions nous fait ?

On rencontre dans ce court et intense récit des êtres humains, comme ce plongeur chargé de remonter les corps qui reposent au fond, et qui pleure; assis seul sur un rocher, la tête dans les mains il sanglote…Ce rescapé maigre et nu, honteux de sa nudité et à qui l’épouse donne son T shirt rose vif qu’il enfile comme un slip par les manches. Qu’aurions- nous fait, que ferions- nous et que faisons-nous? 

« J’étais en mer ce jour-là. Demain, je serai en mer de nouveau. Cela arrivera encore, un autre jour, un autre bateau. Il y aura davantage de mains, de corps battant l’eau, de voix suppliantes. Désormais, à chaque fois que je prends la mer, je les cherche. Je guette, le souffle court, les yeux rivés sur le frémissement de l’eau, sur l’ombre des vagues. »

Emma-Jane Kirby, dans ses remerciements : « Leur histoire me hante, mais leur courage me guide. »

Un texte inoubliable qui s’accroche au lecteur pour ne plus le quitter.

19 réflexions au sujet de « « L’opticien de Lampedusa » – Emma-Jane Kirby – Equateurs, traduit par Mathias Mézard »

  1. Un livre à lire, oui, sans doute … Mais peut-être aussi un livre à offrir : quand je pense que des manifestations contre l’accueil des migrants ont eu lieu là où justement elles étaient, en théorie, le plus inattendues. Milieux aisés et catholiques pratiquants (Paris 16ème, Versailles …). Une honte. Certains milieux plus populaires ne sont pas non plus exempts de haines et de vindictes. On a tous en tête quelqu’un à qui cette lecture pourrait « ouvrir les yeux », non ?
    On peut aussi grouper avec « Matin Brun » !!

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    • c’est certain, en en plus c’est » une histoire vraie », tu sais, le truc que plein de personnes demandent dans les librairies ou les bibliothèques ( je parle d’expérience ). Matin brun, oui…C’est un livre, compte sur moi, que je vais faire lire

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  2. Ping : Emma-Jane Kirby, L’opticien de Lampedusa – Lettres exprès

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