« Bien sûr, il aurait mieux valu ne jamais arriver, continuer à avancer pour toujours, tout droit sur la route. Mais à la fin les routes, même longues, vous emmènent toujours quelque part. Alors, quand vous voyez le début d’une route, vous devez penser qu’au bout il y a un endroit. Chaque route a en elle quelque chose de l’endroit où elle va finir et quelque chose de l’endroit où elle commence. Voilà pourquoi la même route semble différente si on la suit dans un sens ou dans un autre. »
Un nouvel auteur italien à découvrir chez Métailié. Il s’agit là d’un premier roman, qui n’est pas tout à fait un roman, pour moi plutôt un récit en trois parties : la prison, le lycée, la rue, l’histoire d’un homme qui revisite à rebours les âges de sa vie. Une forme originale pour rencontrer une très fine écriture.
La première partie, « Le jardin des oranges amères », évoque le monde carcéral à travers le regard d’un jeune homme – le narrateur tout au long du livre – qui ne nous dit rien de lui, ni qui il est ni ce qui l’a conduit là, mais ses yeux et sa voix intérieure nous renvoient le silence ( malgré le brouhaha ), la solitude ( malgré la promiscuité ), l’anéantissement des sens ( pour échapper aux miasmes ). Ainsi nous met-il « dedans », d’une façon vraiment remarquable de sobriété et sans aucun pathos.
« Le mur est le plus épouvantable instrument de violence existant. (…) Il n’y a rien qui vous tue comme un mur. Le mur fait la paire avec des obsessions internes, des choses humaines, aussi anciennes que la peur. Malgré les apparences, le mur n’est pas fait pour agir sur votre corps; si vous ne le touchez pas, il ne vous touche pas. Il est conçu pour agir sur la conscience. Parce que le mur n’est pas une chose qui fait mal ; c’est une idée qui fait mal. Il vous détruit sans même vous effleurer. »
De la voiture qui l’amène à la prison jusqu’à sa sortie, à la lecture je me suis sentie comme voyeuse devant l’œilleton d’une porte de cellule. La galerie de portraits est presque froide, bien que naissent ici malgré tout des solidarités, des affections inattendues ou inespérées; mais ces murs renferment surtout de la méfiance, du racisme, de la peur étouffée, et une violence difficilement contenue.
Le second chapitre, « Mon compagnon de banc », plein de l’ardeur, de la chaleur, de la fougue des amitiés adolescentes, dans une langue à la pudeur bienvenue raconte le « dedans » du lycée au jour de la rentrée et du hasard qui officie à placer deux personnes sur ce banc, deux places, et un coup de dé duquel peut surgir la première grande amitié, formant un de ces couples inséparables à la vie à la mort; qui connaît cela saura apprécier la justesse d’expression de Bonvissuto. C’est je crois le récit que j’ai préféré, mêlant un humour léger à une analyse fine de la naissance d’une véritable amitié.
« Ça s’appelle « osmose ». Mais il était aussi possible qu’il se soit agi de quelque chose de plus radical, comme quand on prend deux bouteilles pleines, qu’on les vide dans un seau et qu’on les remplit de nouveau avec le contenu du seau. Dès que vous avez fini, il vous semble avoir tout remis comme avant, mais ce n’est pas vrai, parce que maintenant le contenu des deux bouteilles est fait de quelque chose de mélangé pour toujours. »
Enfin l’enfance, « Le jour où mon père m’a appris à faire de la bicyclette », qui parle ici du « dedans » du groupe, du clan, du sentiment d’appartenance et de ce qui peut exclure. Ici, notre garçonnet est isolé parce qu’il ne sait pas faire de la bicyclette. Et ici je ne résiste pas au plaisir de vous noter cet extrait, tellement beau et assez représentatif de la voix de l’auteur.
« Le jour où mon père m’a appris à faire de la bicyclette, il y avait partout une lumière aveuglante. Le ciel était d’une couleur que je n’ai plus jamais vue; il était beaucoup plus haut que maintenant, il vous caressait à peine. Pour le toucher vraiment, il fallait un cerf-volant. Et puis il n’y avait rien dans le ciel, à part de petits avions qui portaient des écriteaux attachés à la queue. On aurait dit que les nuages s’étaient effacés pour toujours et que la pluie était improbable au point d’être désormais inadmissible. Et ce jour-là, le soleil…le soleil était de la colle bouillante.
À moi à ce moment, il arrivait quelque chose qui devait être l’enfance. Et, si ce n’était pas précisément ça, au moins ça y ressemblait beaucoup, si je me tiens à l’idée que je m’en suis faite ensuite, quand je l’avais déjà perdue. La vie était comme les rêves : nette et incroyable. »
Magnifique…
Trois récits tenus par un seul fil tressé de révolte et de solidarité, d’amour et de haine.
Réflexion sur les règles, leur absurdité parfois, leur injustice aussi, qu’elles soient celles de la prison, de l’école ou de la rue. Celles de la vie en général, peut-être. Et ne vous imaginez pas que l’émotion ne surgit pas, non, parce que certains passages saisissent à la gorge, la sortie de prison par la petite porte, l’adieu à Babatunde, le retour chez le père dans le premier récit, la peur de perdre l’alter ego dans le second, et le dépit d’un enfant qui se voit rejeté dans le dernier. Ces trois histoires ne constituent pas un livre triste du tout, mais un savant mélange de réalisme et de poésie, et j’ai même souri de l’ironie de l’auteur parfois, comme au début de la troisième histoire qui épingle les « scientifiques » !
J’ai aimé cette lecture, pas si facile qu’elle peut paraître au premier abord. L’écriture précise se fait philosophique quand le narrateur entre en lui-même ou observe les êtres qu’il côtoie, les lieux et les ambiances. L’analyse qu’il fait de ce qu’il perçoit est comme de la dissection sous un microscope; c’est parfois douloureux, ça oscille entre l’attrait de la vie et une certaine forme de désespoir.
« Écrire et vivre sont les deux extrémités de la même corde. Deux réponses différentes mais également bonnes à la même question. Et donc on doit choisir de n’en utiliser qu’une à fois, on ne peut pas les utiliser en même temps. Mais on peut en utiliser une pour gérer l’autre et se débrouiller avec les errances désordonnées et déchirées. »
Le milieu carcéral si souvent tracé à grands traits grossiers, par le cinéma particulièrement, prend ici une épaisseur et une réalité puissantes. J’ai tout particulièrement apprécié la mesure, l’absence de tout « folklore » qu’on peut craindre parfois dans ce genre de récits – pour moi à ceci se jauge la qualité d’un écrivain – .
Le livre est construit un peu comme un tunnel qui s’élargirait au fil des pages, remontant vers la lumière éclatante de l’enfance, et se finit sur l’ardeur de la vie qui commence, avec ces mots:
« Il n’est pas vrai qu’on grandit lentement et harmonieusement, on grandit tout d’un bloc. En un jour. En une heure. C’est ça, l’histoire. À la fin donc j’ai appris à monter à vélo. c’est mon père qui me l’a appris. C’était l’été, et il n’aurait pas pu en être autrement. »
Totalement d’accord avec ça…
Probablement que Sandro Bonvissuto parle si bien des milieux populaires parce qu’il les connait; écrivain atypique, serveur et diplômé de philosophie, son style poétique, sensible mais pourtant distancié n’est ni mièvre ni manichéen. J’ai ici encore marqué plein de pages, c’est un signe…De ces livres dont on aimerait mémoriser des pages entières.
Une belle découverte italienne, à suivre.
Ce passage sur les murs est poignant. Encore un auteur à lire.
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Oui, très beau livre. Un auteur atypique, je crois, philosophe, et pour un premier livre c’est un coup gagnant. Beaucoup aimé. L’Italie, en ce moment, foisonne côté littérature. J’aime.
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La couverture est géniale. Merci pour la découverte.
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« Écrire et vivre sont les deux extrémités de la même corde » ….en effet – merci pour cette destruction du mur de l’ignorance, du mur constitué de plus de 500 livres chaque rentrée…. Une vraie lumière
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Ah ! Si tu savais Bernhard comme partager avec des gens comme toi est un vrai bonheur pour moi.Partager avec mes amis ici, c’est du bonheur. Ce livre, tiens, précisément, qui parle d’exclusion, vaut absolument le partage et si je contribue un tant soit peu à diffuser de belles oeuvres, eh bien, je ne demande pas mieux. C’est vrai, il y a du défrichage à faire dans la jungle éditoriale, où chacun finalement peut trouver des mots qui vont le bercer.
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….non seulement bercer…. la musique des mots est une chose …. parfois on (je) cherche d’avantage ce qui grince, gratte….ce qui réveille et/ou ouvre les vannes …
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Bien sûr, on le sait, nous, lecteurs de Confiteor et Illska 😀
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Ces perspectives de belles lectures me consolent de tout. Je lirai ce livre bien sûr, ton résumé donne envie.
Mais je dois quand même préciser, une fois pour toutes, que ta façon de parler des livres que tu lis, des auteurs que tu découvres, est comme une porte que tu ouvres dans un labyrinthe mystérieux, sauf que rien n’est sombre. Il y a des fenêtres partout.
Je veux dire par là que ton talentueux guidage illumine mon laborieux cheminement personnel. Merci Simone
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Merci, ma chère amie. Je sais que tu es une lectrice exigeante, et je suis contente qu’ici tu trouves des pistes. Je t’embrasse.
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Merci pour cette belle découverte. J’aime beaucoup la construction de ce livre, que tu mets si bien en valeur. Les passages cités sont très beaux
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Tu l’as lu, alors ou tu vas le faire ? Si ça te donne envie, c’est bien, ce livre mérite; je ne pense pas qu’il fasse un méga tapage et c’est dommage. C’est intelligent, ça fait réfléchir, ça c’est pas mal, non ?
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Je ne l’ai pas lu et je vais le faire, grâce à ton billet (je viens de le réserver à la médiathèque) ; effectivement je n’ai encore rien lu à son sujet, alors merci à toi !
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😀
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Une autre belle découverte italienne, il me semble. Très beau ces extraits. J’aime énormément sa description du ciel.
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Ah ! Je trouve que l’Italie est dans un renouveau littéraire assez impressionnant et de haute qualité. Ici, très beau premier roman, cet homme a toutes les qualités d’un grand auteur, je trouve.
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Ces quelques mots sur l’emprisonnement, ou le ciel vu par les yeux d’un enfant, sont magnifiques … Simples, précis. Justes. Une très belle plume.
Merci pour cette découverte. Rien que les extraits sont un cadeau …
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Tout le livre est beau et profond, vraiment un coup de maître pour un premier livre. Je suis sûre que tu aimeras cette lecture
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Je l’ai noté !
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je crois que tu aimeras
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