« L’amie prodigieuse » – Elena Ferrante – Folio, traduit par Elsa Damien

amie« Je ne suis pas nostalgique de notre enfance : elle était pleine de violence. C’était la vie, un point c’est tout: et nous grandissions avec l’obligation de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. »

Parfois, en lisant, on devient le héros ou l’héroïne. Le décor n’est pas notre pays, ce n’est pas notre génération, c’est un autre siècle, un autre milieu, ce n’est pas notre vie ou notre destin, il ou elle ne nous ressemble pas, mais pourtant, c’est nous. J’ai aussi bien compris pourquoi ce livre est celui que Daniel Pennac offre à ses amis.

En lisant ce beau, doux et souvent triste, mélancolique roman, j’ai été Elena; pas Lila, mais Elena, la narratrice devenue adulte et qui raconte. Je ne vais pas m’engager dans l’idée d’un éventuel roman autobiographique, car Elena Ferrante est de ces plumes mystérieuses car cachées, discrètes, absentes des écrans, des ondes et des journaux. Et puis en plus on s’en fiche, de savoir si c’est sa « véritable » histoire…C’est son histoire, elle l’a écrite, et tellement bien.

vesuvius-686250_960_720Voici deux gamines nées dans les quartiers misérables de Naples, à la fin des années 50, début des années 60. L’une, Elena, est fille du portier de la mairie, l’autre a un père pauvre cordonnier. C’est l’histoire de la naissance d’une amitié, l’histoire d’un lien exceptionnel entre deux fillettes, puis adolescentes. Toutes deux sont d’une intelligence qui ne demande qu’à s’épanouir et une institutrice consciencieuse va les y aider. Il y a Elena, plutôt douce et un peu timide, et Lila, dont les yeux parfois se mutent en deux fentes d’où fuse un éclair sombre; teigneuse, hardie,  elle est en fait toujours en colère. 

Pour moi ce livre est plus qu’une peinture sociale de cette époque, dans cette ville, dans ce quartier, un livre sur l’amour et l’amitié, ces liens qui se créent par des attirances confuses, un livre sur les femmes aussi, et enfin un livre sur l’ascension sociale, ses vertus et ses conséquences.

« Nous jouions dans la cour, mais en faisant comme si on ne jouait pas ensemble. »

Tout commence par deux poupées tombées dans la cave du vieil immeuble où vit le redouté Don Achille, et par les deux fillettes qui montent pour aller frapper à sa porte…Et Lila qui prend la main d’Elena. Parce qu’avant ça, la relation est faite de défis lancés par Lila, mais pas de mots, pas de gestes, des jeux à distance presque. Une attirance qui se méfie. Il y a au début du livre des pages vraiment magnifiques sur les jeux de ces gamines, petites dans la cour, avec leurs poupées qui parlent pour les fillettes. Ce ne sont pas elles, non non ! Ce sont les poupées qui se confient.

« Moi j’étais petite et, en fin de compte, ma poupée en savait plus long que moi. Je lui parlais, elle me parlait. Elle avait un visage, des cheveux et des yeux en celluloïd. Elle portait une petite robe bleue que lui avait cousue ma mère dans un de ses rares moments heureux, et elle était très belle. La poupée de Lila, en revanche, avait un corps en chiffon jaunâtre rempli de sciure, et je la trouvais laide et crasseuse. Toutes deux s’épiaient, se soupesaient, toujours prêtes à se blottir dans nos bras si un orage éclatait, s’il y avait du tonnerre ou si quelqu’un de plus grand, de plus fort et aux dents aiguisées, voulait s’emparer d’elles. »

Elena Ferrante va ainsi dérouler la vie quotidienne de ce quartier, avec sa faune de petits métiers, de gamins crâneurs, d’adultes bons ou mauvais, parfois les deux en même temps, décrire ces filles qui grandissent, s’émancipent, trouvent le savoir et s’en exaltent, voracement elles lisent, apprennent, étudient encore et encore. Lila  est une « méchante » quand Elena est une « gentille ». Et pourtant c’est bien le destin de Lila qui m’a surprise. Belle capacité de l’auteure à casser le cliché, c’est en ça que ce texte est si beau,  par cette façon de toujours, toujours montrer toutes les facettes des gens de ce quartier sans jamais tomber dans la caricature grossière, dans le schéma couru d’avance.

Je n’ai pas très envie de vous en dire plus sur ce roman qui se lit comme on voit un film, on y entend des voix, des rires et des cris, ça vit, ça montre la jeunesse et ses rêves, les belles voitures, rouges ou vertes et de préférence décapotables que les garçons s’offrent au premier salaire, pour promener Elena, et puis Lila, qui de petite maigrichonne, un peu noiraude, va exploser de beauté à l’adolescence comme un papillon sort de sa chrysalide. Les premières amours, les jalousies, les haines fugaces ou tenaces, les tourments de l’adolescence, le désespoir devant le miroir et la fierté de compliments à l’école. Toutes ces choses qui semblent banales mais sont les fondements de nos vies, décrites sans mièvrerie, sans emphase, avec une formidable justesse . Ce livre m’a émue profondément, jusqu’à deux pages, pour moi les plus belles du livre ( p.406 et 407), une scène totalement bouleversante entre ces deux filles de 16 ans qui déjà sont dans la vie d’adulte, mais ont si peur. 

Elle se regarda dans la glace en soulevant un peu sa robe:

« Elles sont moches, dit-elle.

-C’est pas vrai. »

Elle rit nerveusement:

« Mais si , regarde: les rêves que j’avais dans la tête se retrouvent sous mes pieds. »

Elle se retourna avec une soudaine expression d’effroi:

« Lenù, qu’est-ce qui va m’arriver? » »

C’est presque sur cette phrase que se termine ce premier tome de la saga annoncée.

Elle n’est pas terrible cette phrase ? « Les rêves que j’avais dans la tête se retrouvent sous mes pieds » ? Moi je la trouve effrayante.

On peut, oui, faire le lien avec l’extraordinaire « D’acier » de la jeune Silvia Avallone et ses deux héroïnes inoubliables, Anna et Francesca.

 Le tome 2  est paru chez Gallimard ( collection » Du monde entier ») sous le titre « Le nouveau nom ».

 

25 réflexions au sujet de « « L’amie prodigieuse » – Elena Ferrante – Folio, traduit par Elsa Damien »

  1. J’attendais avec impatience ta chronique. Mais je savais déjà que j’achèterais ce livre. Nous en avons parlé. Merci pour cet article touchant, qui comme d’habitude, donne envie de lire … encore plus.

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    • Eh bien, je peux dire que j’ai pensé à toi, en lisant ça. J’ai pensé à plein de gens que je connais, oui, parce que c’est notre génération, sans doute, j’y ai retrouvé des bribes de nos conversations. Immanquablement ce livre va te toucher direct, comme il l’a fait avec moi. Il y a tant de choses à en dire encore…

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    • Il y a plein plein plein de choses à discuter sur ce livre, et déjà sur cette terrible phrase. Parce qu’il est beaucoup question aussi d’une paire de chaussures, point de cristallisation de nombreuses contradictions et malaises. Je ne connais pas Naples, mais c’est sans doute une des villes d’Europe qui m’attire le plus ( et puis le peu que je connais de l’Italie, c’est si beau ! )

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  2. Un chef d’oeuvre tout simplement. Je n’avais pas ressenti autant de sentiments forts depuis que toute petite j’étais tombée sur Zola. J’ai eu la chance de pouvoir lire les quatre livres l’un après l’autre et rien ne m’en aurait tirée. C’est une américaine qui vit en Italie qui m’en a d’abord parlé avant que Ferrante ne soit traduite en anglais. Tu vas te régaler. Bel hommage que tu donnes au livre en tous cas. Vous qui lisez, achetez Elena Ferrante.

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    • Evelyne ! C’est rare qu’un livre européen sorte aux USA avant la France ! Ou bien c’est une traduction nouvelle et ce livre était passé inaperçu ? Je n’en reviens pas; ici le deuxième vient juste de paraître. Et compte sur moi pour promouvoir Elena Ferrante.

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  3. J’avais hésité devant ce livre craignant l’univers sombre et inhumaine des « cités ». Mais ta chronique dégage une telle poésie que je ne peux pas résister plus longtemps. Merci pour le partage 😍

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  4. Bon, voilà un incontournable! je n’arrête pas d’en entendre parler. C’est étrange, les rêves sous les pieds à l’âge de 16 ans, ça me semble un peu tôt pour dire que les dés en sont jetés. Mais ça dénote de la terreur d’un avenir incertain. Envie d’en savoir plus et donc, à lire!

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        • Ah ! ça na marche pas à tous les coups ! J’ai été très sensible à ce livre, personnellement, je lirai la suite ( là, par contre, je me méfie des suites ) . J’ai aimé pour ce Naples pauvre des années 60, pour ces deux fillettes, filles, jeunes femmes, pour cette amitié difficile.

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          • Alors la rencontre avec l’ambiance de Naples, les thèmes abordés, j’aime bien. D’ailleurs, je n’abandonne pas. Les deux pages de LA journée qu’Elema passe avec son père sont touchantes.

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          • Tu me fais rire ! C’est pas grave, si j’ai aimé et toi pas ! Tu sais, moi, les histoires d’amitié et d’enfance, faut pas me pousser beaucoup pour que ça me rende émue comme une rosière ! Mais quand même, là, ces deux filles je les trouve formidables. As-tu lu « D’acier » de Silvia Avallone ? Si non, vas voir ma chronique, j’avais adoré aussi ( très différent sur la forme et l’époque )

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          • Aussi l’Italie, mais d’aujourd’hui, aussi deux gamines, très délurées et pourtant bien fragiles aussi, une autre belle voix de femme, italienne , donc, encore.C’était son premier roman, écrit à 25 ans, une superbe réussite.

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  5. Terminé! J’ai tout de même passé un bon moment en compagnie de ces personnages. Quelques passages très savoureux et d’autres qui m’ont ennuyé. L’intérêt de raconter la fierté ombrageuse de cette culture latine du sud est certain, mais je crois bien que c’est cela aussi qui m’a lassée..la compétition de tous les instants, les règles implacables et une écriture que j’ai trouvée trop …éparpillée?.. pour mon goût.

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    • C’est vrai qu’après un Confiteor, on peut trouver l’écriture moins percutante. Néanmoins, ce livre m’a touchée au coeur, pour bien entendu des raisons personnelles; c’est toujours personnel, le ressenti des choses. Et j’ai trouvé une grande vérité dans cette histoire, vérité d’une facette du monde. Des bises !

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  6. Ping : Deux italiennes | Coquecigrues et ima-nu-ages

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