« Suburra » – Carlo Bonini et Giancarlo de Cataldo – Métailié Noir, traduit par Serge Quadruppani

suburra-bandeauHD-300x460« Dans l’obscurité humide de la nuit d’été, trois hommes attendaient à bord d’un fourgon de carabiniers Fiat Ducato, garé sur le quai du Tibre. Ils portaient des uniformes, mais c’étaient des criminels. Dans la Rome interlope, on les connaissait sous les noms de Botola, Lothar et Mandrake. Botola descendit du fourgon et fit face au fleuve. Il tira de sa poche un biscuit Gentilini effrité et le posa sur le parapet. Reculant de quelques pas, il se plongea dans la contemplation d’une mouette qui piquait du bec les restes du sablé.

-C’est beau, les mouettes. »

Voici le livre qui relance pour de bon mon retour à la lecture, retour en noir, bien bien noir, avec ce roman  que je qualifierais de tragi-comédie .

rome-231063_1920J’ai retrouvé une vitesse de croisière sur les eaux troubles du Tibre, avec cet excellent roman, gagné grâce à un concours des éditions Métailié ( que je remercie encore du beau cadeau de Noël ! ).

Bienvenue dans les dessous de la vie romaine, où s’affrontent et s’acoquinent les paniers de crabes politiques, journalistiques, ecclésiastiques avec la traditionnelle mafia locale augmentée des différentes succursales :Gitans, Calabrais, Napolitains, mais aussi quelques Serbes, Russes et Ukrainiens; truands de tous bords et figures politiques en vue de la capitale ont tous le même objectif : régner sur toute la ville, tous les commerces, légaux ou pas, et en retirer les dividendes. Tout tourne autour d’un gigantesque projet immobilier bien juteux que chaque clan s’arrache, je n’en dis pas plus, mais c’est complexe !

Quelques personnages dans la pléthore mise en scène dans cette histoire, émergent, plus charismatiques, plus influents, plus intelligents aussi, comme ce Samouraï, intéressant et terriblement dangereux, un tueur de sang froid, au regard de reptile qui va peiner néanmoins à tenir ses ouailles tranquilles. Mais ça n’empêche pas tous les visages de nous apparaître, d’entendre les voix et les accents de tout ce petit monde, par la vivacité du style. Il faut dire que les deux auteurs, l’un journaliste à La Repubblica et l’autre juge au tribunal de Rome, connaissent leur sujet de très très près.

Samouraï a ses faiblesses: sa culture, sa solitude et son tempérament mélancolique et désabusé étant les principaux; petite leçon du Dandy ( classé « fantôme » dans la présentation des personnages )

« -[…]T’es un samouraï à la con. Et excuse-moi si je te le dis, mais bon, vu que tu dois te suicider, un mot de plus, un mot de moins…[…]

-Écoute, coco, fais comme tu veux. Mais dis-moi un truc : toi, tu te tues, et tu crois que le monde, il en a quelque chose à foutre? Mais pardon, tu sais, ils te calculaient pas quand tu faisais le braqueur politisé, tu veux qu’ils aient la frousse d’un cadavre? Et maintenant, éteins c’te lumière, que moi, je dois me faire mes huit heures de sommeil, sinon demain j’aurai des poches sous les yeux, et moi, les poches sous les yeux, vraiment je les supporte pas. »

Je dois dire que la traduction de Serge Quadruppani est des plus réjouissantes, rendant avec brio le rythme nerveux, la drôlerie quand c’est possible, le ton de la dérision et du fatalisme…Bref, j’ai admiré ! Le traducteur a utilisé le parler populaire marseillais, avec du vocabulaire comme « une bordille », qui désigne une ordure et par extension un truc qui ne vaut rien, ou « calculer quelqu’un » ( remarquer une personne, et ne pas calculer, ignorer ), et je trouve que c’est une belle idée, qui colle bien à son sujet !

piazza-231422_1920Pour la trame, eh bien ne comptez pas sur moi, c’est impossible à raconter simplement et c’est parfait comme ça. Cela foisonne d’une multitude de crimes et de délits qui se mêlent, tous liés et finissant par s’emboîter comme un puzzle; on assiste aux chutes des uns et aux sursis des autres, mais peu trouvent la gloire, une guerre de pouvoir est en marche, et on ne sait pas quand elle finira…Jamais, probable, car la nature des hommes est formidablement constante.

De très belles pages comme celle-ci ( p.151), où Marco s’interroge:

« Nous et eux. Nous et eux. Dans quelle mesure toute cette saloperie dépendait-elle de notre faiblesse? De notre désir de ressembler à ceux que nous disons vouloir combattre et qu’en réalité nous admirons? Et qu’est-ce que nous admirons en eux? La liberté? L’absence de préjugés? La vie de merde qu’ils mènent? Voilà une dynamique qu’il connaissait bien. »

Des portraits au vitriol des députés, et autres têtes des sommets de l’État et des institutions civiles, militaires, ecclésiastiques, tracés avec jubilation, on le sent bien tant ils sont bons (celui de Rapisarda, p.221, formidable ! Rapisarda qui a « une femme laide comme la mort, mais utile comme une assurance vie » )

rome-405211_1920Il y a Marco Malatesta, ex-disciple du Samouraï, devenu lieutenant de police et Michelangelo, le charmant procureur ( ben oui, un procureur peut être charmant…) amateur de jazz. J’ai beaucoup aimé les personnages féminins; moins calculatrices ( enfin…un peu moins ) que ces messieurs, Alice, Alba, Fadireh, Sabrina, Morgana…Elles arrivent encore à tomber amoureuses, sans renoncer à leur liberté; j’ai particulièrement apprécié Sabrina et son langage direct et fleuri:

« Oh, Euge’, à part qu’ici avec toutes ces lianes et ces arbres nains y me semble d’être au zoo, pardon au bioparc, eh beh, en tous cas, je voudrais te dire que ces Malgradi, ça se confirme que c’est une famille de connards putassiers.

-Je t’en prie, mon amour. Je t’en prie. Le langage, le langage…

-Mais comment t’as pu avoir l’idée de nous mêler à cette bande de têtes de cons ? »

J’ai pris un vrai bon et grand plaisir à lire l’histoire de cette pègre romaine, les vrais truands étant plus drôles par leur langage, qui m’a beaucoup fait rire, un peu plus « sympathiques » que les corrompus politiques , par leur côté honnête finalement  car ils ne trahissent pas leur principe de base qui est de se comporter en bandits! Et pour finir, comme le clame Tito Maggio, cuistot de son état et bien immergé dans les embrouilles

« er trionfo d’a giustizzia, manco gnente ! « 

(Le triomphe de la justice, c’est pas rien ! )

Il n’en reste pas moins que c’est un livre sérieux et surtout hélas très réaliste dans le propos et sur le sujet. Édifiant.

Un film est sorti en France en Octobre, avant le livre donc, réalisé par  Stefano Sollima. Je ne l’ai pas vu, je voulais lire le livre avant. Voici la bande-annonce

Bonne lecture ! 

13 réflexions au sujet de « « Suburra » – Carlo Bonini et Giancarlo de Cataldo – Métailié Noir, traduit par Serge Quadruppani »

  1. D’accord avec tout … Enfin la grande suite de Romanzo Criminale. Et tu as raison de parler de la traduction de Serge Quadruppani, tout sonne tellement bien à l’oreille qu’on oublie que c’est une traduction !

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    • Merci JM! Ton avis est un avis qui compte. Et j’ai donc lu ta chronique, parfaite comme d’habitude ! On est d’accord.Comme tu commences à le savoir, la traduction est un sujet qui me captive, et ici, en l’occurrence, je l’ai trouvée exceptionnelle. J’avoue que je n’ai pas lu Romanzo Criminale quand il est sorti, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire ( si j’ai saisi ta pensée, je peux passer les autres)

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  2. J’ai beaucoup aimé le film, et je suis d’accord, on ne peut pas résumer l’histoire comme ça !
    Je tenterai peut-être le livre un de ces jours, mais pour l’instant je vais me contenter du film, qui est encore très frais dans mon esprit 🙂

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  3. Comme je l’ai dit chez actudunoir, je n’ai pas lu le premier et je me dis que ça doit valoir le coup de commencer par lui, alors j’ai noté les 2 dans ma liste…
    Merci pour cette chronique qui donne envie de lire ce livre.
    Je pourrais presque le lire en italien, que je pratique à peu près couramment, mais comme ça fait une bonne dizaine d’année que je n’ai rien lu dans le texte, ça me fait un peu peur de m’y remettre ! Et puis ce que tu dis de la traduction de Quadruppani est tentant.

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    • Alors oui, super traduction. Je ne parle pas l’italien, mais compte tenu de ce que j’ai lu ici, en VO il doit y avoir de nombreux dialogues en « patois » ou argots divers et variés. Alors me^me si on parle italien, pas sûr qu’on comprenne tout. par exemple, on vient de me prêter un petit lexique sur le québecois, eh bien je t’assure que tu ne comprends pas tout si tu n’as pas la traduction ! ( et qu’est ce que ça me fait rire, soit dit en passant ! )

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  4. Personnellement, je le lirais volontiers, mais je n’irais pas voir le film. La violence à l’écrit, ça passe quand même mieux qu’au visionnement. Et puis, ce que tu nous laisses entrevoir du style de l’auteur traduit, me plaît.

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    • C’est une des choses que j’ai préférées dans ce roman, le ton, la traduction, les niveaux de langage…Je suis toujours sensible à la langue. C’est un art qui m’impressionne, la façon d’articuler les mots entre eux, et par cette magie, faire qu’ils nous touchent ou nous fassent rire, les transformer envision. C’est la patte de l’écrivain, et aussi, en l’occurrence, celle du traducteur

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