« Le mur invisible » de Marlen Haushofer – Babel Actes Sud, traduit par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon

Bien étrange livre…Prêté par mon amie Chantal ( il est un peu son livre de chevet, et j’ai tout à fait compris pourquoi…), c’est un livre dont on pourrait dire qu’il est fait  » de rien », et pourtant non, évidemment. Je n’ai lu ni la 4ème de couverture, ni la postface, ni rien du tout avant de l’ouvrir. J’ai juste écouté Chantal me dire : « Tu me diras, tu vas voir, il ne se passe rien, mais… ». Vous voyez, ce silence qui en dit long sur le livre, long sur la personne qui vous le conseille…Cette si belle relation qui se noue entre les gens qui lisent et se parlent à travers leurs lectures, quand ils ne savent pas toujours le faire autrement.

Maintenant que je ferme le roman, je sais pourquoi c’est le livre de Chantal et je sais  pourquoi elle me l’a passé, à moi…

L’histoire peut se prêter à de nombreuses interprétations ( c’est ce que j’ai constaté ce matin en lisant les avis sur d’autres sites ) . Quant à ma perception de cette « étrange histoire », je vous la livre sur le champ, pour rester sur la sensation brute, avant trop d’analyse.

Tout d’abord, bref topo : une femme veuve et mère de deux filles adultes déjà, séjourne dans un chalet de montagne avec sa cousine et son époux Hugo.Ceux-ci partent faire des courses et ne reviendront jamais, laissant l’héroïne avec le chien Lynx, la vache Bella et une chatte. Un mur invisible l’enferme dans un large périmètre (  elle le balise avec des branches ) et commence alors le récit de son existence ici, avec  ses animaux et les moyens de subsistance qu’elle met en oeuvre, trimant parfois comme une bête de somme. Elle écrit au dos de tous les vieux papiers qu’elle trouve ce quotidien de labeur et de combat. Et ses réflexions…

Pour moi, c’est un livre magistral sur la solitude et l’enfermement, mais aussi sans doute –  et paradoxalement –  sur la libération de cette femme qui avait vécu jusque là une vie de conventions liée à sa condition de femme, à sa condition de mère et de veuve. C’est un livre qui parle de la réappropriation, toute douloureuse qu’elle soit, de soi-même. Ce mur invisible, c’est pour moi le symbole de la profonde dépression qui isole et exclut, c’est le miroir devant lequel on se retrouve parfois, un gouffre où l’on peut tomber…Enfin, c’est ainsi que je l’ai perçu en lisant, ce que j’ai ressenti…Sa solitude n’est pas le manque des autres, mais le manque d’elle-même auquel cette situation la confronte.

« J’ai l’impression que le temps s’est arrêté, et moi, j’évolue dedans. »

 En travaillant, en  s’intégrant au milieu naturel et rude qui l’entoure, elle combattra cette solitude et cette dépression qu’elle comprendra mieux, dont elle verra qu’elle était en latence en elle. Ici, cette femme ne ressentira que peu de regret des siens, des autres humains, même si au début du récit, son esprit oscille entre la terreur de rester ici enfermée et la lucidité qui la pousse à agir plutôt qu’à pleurer, c’est à dire à se mettre en marche vers sa survie. Alors commence le récit de ses jours et de ses nuits, et ce que j’ai beaucoup aimé, sa relation avec ses animaux. La vache Bella, qui par bonheur va mettre bas et assurera avec son lait une grande part de l’alimentation, cette vache douce et docile, précieuse, le chien Lynx, compagnon indéfectible, consolateur, aimant, et la chatte, indépendante mais d’une présence forte.

« Lorsque j’étrillais Bella, je lui disais parfois l’importance qu’elle avait pour nous tous. Elle me regardait tendrement de ses yeux humides et essayait de me lécher le visage. Elle ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, chaude, luisante et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. »

Jamais la femme ( elle n’a pas de prénom ) ne considère ces animaux comme  des humains, c’est une relation  que je dirais saine et raisonnable, mais très aimante. 

  « Je ne cherchais plus un sens capable de me rendre la vie plus supportable. Une telle exigence me paraissait démesurée . Les hommes avaient joué leurs propres jeux qui s’étaient presque toujours mal terminés. De quoi aurais-je pu me plaindre; j’étais l’une des leurs , je les comprenais trop bien . Mieux valait ne plus penser aux hommes . Le grand jeu du soleil, de la lune et des étoiles, lui, semblait avoir réussi; il est vrai qu’il n’avait pas été inventé par les hommes. Cependant il n’avait pas fini d’ être joué et pouvait bien porter en lui le germe de son échec. »

Et aussi :

« Je n’ai jamais perdu certaines habitudes. Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon lige et nettoie la maison.
Je ne sais pas pourquoi je le fais, j’obéis à une sorte d’exigence intérieure.Si j’agissais autrement, j’aurais sans doute peur de cesser peu à peu d’appartenir au genre humain….ce n’est pas que je redoute de devenir un animal,cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c’est qu’un homme ne peut pas devenir un animal, il passe à coté de l’animalité pour sombrer dans l’abîme. Je ne veux pas que cela m’arrive. »

 Alors certains lecteurs ont vu dans cette histoire une forme féminine de Robinson, un exemple de survie après un cataclysme nucléaire ( il en est question en 4ème de couv’ , ce n’est à mon sens qu’un argument pour rendre réaliste ce mur, une métaphore de plus), le combat courageux d’une femme qui doit survivre et se met au boulot pour ça…( ce dernier point de vue m’irritant plutôt ! )…Quelle que soit la cause de l’apparition de ce mur de verre – intrusion fantastique dans un monde bien réel – elle n’est concrètement pas explicable, et ça ne sert à rien de chercher à l’expliquer. Je crois que ce mur et ce livre sont en leur entier une métaphore sur l’enfermement que j’ai trouvé d’une force incroyable dans ce peu de rebondissements, ce peu d’action, mais avec quel talent Marlen Haushofer avance dans le cerveau de l’héroïne qui peu à peu regarde ce qu’elle fait, et ne jette qu’un regard froid sur son passé. Elle ne pleure que peu sur sa vie, elle dit de ses filles :

« Ce dix mai en me réveillant, je pensai à mes enfants, comme à des petites filles qui trottinaient main dans la main sur le terrain de jeux. Les deux autres à peine adultes, plutôt désagréables, peu aimantes, querelleuses, que j’avais laissées en ville, étaient devenues tout à fait irréelles. Ce n’était pas leur mort que je pleurais, mais uniquement celle des enfants qu’elles avaient été de longues années auparavant. Il est probable que ça paraîtra cruel, mais je ne vois vraiment pas à qui je devrais encore mentir aujourd’hui. Je peux me permettre d’écrire la vérité, tous ceux à qui j’ai menti pendant ma vie sont morts. » 

 Au lieu de ressasser le passé, elle va entrer là dans la construction de ce qu’elle est vraiment, au contact de la montagne et de ses animaux, se passant sans trop de peine des hommes…Pour moi, ce roman est profondément féministe, lié à une époque où les femmes avaient encore un long chemin à faire pour échapper ne serait-ce qu’un peu aux carcans de leur condition. Il est indéniablement aussi un peu schizophrènique, forcément…L’histoire est servie par une très belle écriture, claire et limpide comme la transparence du mur ou le ruisseau à truites, sans mots de trop, des réflexions fortes sur le monde, les femmes, la solitude, la relation à la nature et au vivant…

 Un vrai coup de cœur, un livre profondément triste, mais parfois quelques éclairs de gaieté, grâce aux animaux et à la nature.

 Marlen Haushofer est morte à 50 ans d’un cancer, laissant une œuvre saluée et reconnue ( « Le mur invisible » a obtenu le prix Arthur Schnitzler en 1963 ).

 Un film a été tourné d’après ce roman ( je l’ai découvert ce matin ) et voici la bande-annonce :

18 réflexions au sujet de « « Le mur invisible » de Marlen Haushofer – Babel Actes Sud, traduit par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon »

  1. Peut-être construisons-nous chacun -ou plutôt en l’occurrence : chacune- ce mur de verre avec ce qui nous exclue ; enfermement, isolement, incompréhension, dépression, religion, contraintes sociales, … il y a tant de murs de verre ! Autant que de lectrices …
    En lisant ton texte, j’ai senti ma curiosité éveillée par ce livre, et en même temps, un peu d’appréhension à m’y confronter. Que découvre-t-on de soi entre ces lignes ? …

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    • Plus qu’une découverte, une confirmation…Comme toi, une appréhension avant de lire ce livre en tenant compte de qui me l’a prêté. Mais c’est vraiment un bouquin bien foutu; on croit qu’il ne se passe rien d’autre que ces jours qui passent, à couper du bois, à faire les foins, à soigner Bella, à prévoir l’hiver…mais on est poussé par la curiosité, et par les remarques de la femme, ses pensées, simples, claires, lucides…Et il y a quelque chose de lumineux qui apparaît…Enfin, comme tu dis, il y a autant de lectrices que de murs invisibles ( ou vice-versa )

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    • C’est vrai, ça a un côté nature writing », mais – est-ce du à la génération à laquelle j’appartiens – j’y ai trouvé bien d’autres choses, sur les femmes, sur la solitude intrinsèque à de nombreux êtres, j’ai aussi pensé à Mary Bee Cuddy, tu vois…C’est un livre où la douleur est présente, physique, morale, mais il y a une grande beauté dans les relations de cette femme avec ses animaux, c’est très émouvant.

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  2. J’ai souvent eu cette drôle de réflexion : que mes filles adultes n’étaient pas les mêmes personnes que les fillettes que j’avais tenues dans mes bras. J’en ai même eu quelquefois la nostalgie…et pourtant j’aime ce qu’elles sont devenues.

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    • Oui, c’est quelque chose à quoi une mère peut penser, c’est sûr ! Je suis comme toi ! Je ne sais pas ce que je ressentirais si je n’aimais pas c eque sont devenus mes enfants…De la culpabilité, peut-être…sûrement même, comme souvent les mères.

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  3. Encore un que je n’ai pas lu et qui m’intrigue. J’aime l’idée de cette solitude soudaine et absolue.
    « C’est un livre qui parle de la réappropriation, toute douloureuse qu’elle soit, de soi-même. »
    Cette phrase me donne la chair de poule car en effet est-on vraiment soi-même avec les autres? Surtout pour nous les femmes lorsque nous mettons au monde nos enfants et oublions souvent nos désirs et rêves pour les leurs.

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    • ça, oui, c’est un bon roman! Beaucoup de questions se posent en lisant ce bouquin, que j’ai trouvé non seulement plein de force et de personnalité, mais très intelligent et fin, dans une belle écriture, fluide, paisible et pourtant qui porte le tourment; celui-ci, je te le conseille, oui !

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  6. Quelle écrivaine ! Je l’ai connue grâce au film et j’ai lu le livre ensuite, ce que je n’ai pas du tout regretté ! J’ai enchaîné avec « La mansardé » et « Nous avons tué Stella ». J’ai été touchée par ses histoires et par son écriture !

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  7. mais oui, c’est le mur qui est métaphorique, je n’ai jamais rencontré de « mur de verre  » qui m’isolerait du reste du monde. C’est bien une métaphore, non ? Il n’y a pas de « vrai » mur, si ? Ce mur, c’est le trouble de cette femme qui le dresse. Sa méfiance et sa peur, enfin, sauf si je suis complètement idiote, je crois que je peux le lire comme ça. C’est ma lecture, on peut bien en faire une autre, sans problème ! 🙂

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  8. Je me reconnais pleinement parmi les « lecteurs ont vu dans cette histoire une forme féminine de Robinson, un exemple de survie après un cataclysme [nucléaire] ». On pourrait aussi songer à une sorte de « mise sous observation » depuis l’extérieur, un peu comme dans le roman pour adulescents « Le labyrinthe ». En tout cas, c’est dasola qui m’avait ait découvrir ce roman il y a des années, et j’en ai « mis en circulation » un exemplaire dans le système de prêt de livres existant au sein de mon AMAP, et il a été classé sous le thème « robinsonnade » ou « éco-féminisme ». On pourrait aussi le rapprocher de « Dans la forêt » (de Jean Hegland): roman plus récent (1996 en anglais), qui décrit la « survie  » de deux soeurs après la mort de leurs parents…
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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